Comment
j'ai connu Saint-Exupéry
Quand un personnage est devenu célèbre et qu'il a
disparu, il est curieux de constater combien de gens se vantent de l'avoir
approché, de l'avoir connu, d'avoir été de ses amis, voire de ses intimes. Ils écrivent sur lui une foule de livres
pleins de souvenirs et d'anecdotes colorées plus ou moins authentiques. Ce sont les traditionnels exploiteurs de la
mémoire des défunts en renom. Pour
Saint-Exupéry ils ont été nombreux.
Sur ce plan je n'ai rien à me reprocher. Je n'ai pas écrit une ligne sur
Saint-Exupéry. Cependant j'aurais eu
plus que beaucoup, je crois, quelque chose à dire à son sujet. Nous écrivions l'un et l'autre des livres et
des articles sur l'aviation. La lecture
de Courrier-Sud et surtout Vol de nuit m'avait enthousiasmé. J'avais tout de suite réalisé que j'avais
devant moi un écrivain hors du commun, un maître. Il y avait en lui des profondeurs, des résonances
insoupçonnées. Il planait aux plus
hautes altitudes. Je l'admirais. Il me dépassait de dix-mille coudées.
Nous n'avions pas le même éditeur, lui Gallimard, moi
Flammarion. Mais nous avions vite lié
connaissance. Entre nous était née une
sympathie immédiate. Nous nous
rencontrions à maintes occasions, à l'Aéro-Club de France, à la Closerie des Lilas, siège des Amis de 1914 dont nous faisions l'un et
l'autre partie, à des ventes de livres, à des déjeuners ou des dîners
d'amis. Nous nous invitions aussi
mutuellement pour parler seul à seul, en général à la Rôtisserie Périgourdine,
place St Michel, que Saint-Exupéry affectionnait particulièrement. Sa conversation était extraordinaire,
originale, inattendue. Chacune de ces
rencontres était pour moi un enrichissement.
Vous me demandez aujourd'hui, mon cher Lasserre, de
sortir de mon silence et de vous parler de lui ?
Soit ! Mais
je ne veux pas m'attarder à ces souvenirs d'avant la guerre de 1939. J'ai mieux à évoquer. C'est au cours de la guerre que j'ai le
mieux connu Saint-Exupéry, un Saint-Exupéry que je ne soupçonnais pas, avec ses
vraies dimensions, son envergure qui le situait au-dessus des écrivains de sa
génération.
A la déclaration de guerre nous nous étions perdus de
vue. Je ne savais pas à quelle unité
d'aviation il avait été affecté à la mobilisation, mais je connaissais la
valeur morale et spirituelle de l'homme et j'étais sûr qu'il aurait eu à cœur
d'appartenir à une formation combattante engagée sur le front et non à un
service quelconque de l'arrière, où, étant donné sa déjà très grande notoriété,
il lui eût été très facile de se faire attacher. Il était d'une autre trempe.
Il en avait bien été ainsi, mais nous ne nous étions
pas rencontrés, le hasard nous ayant placés aux deux extrémités du front, lui
affecté à un groupe de Grande Reconnaissance, le 2/33, moi au commandement de
l'aviation de la VIIe Armée (du général Giraud). Je m'excuse beaucoup de parler de moi, mais
c'est indispensable pour la compréhension de ce qui va suivre :
Le 24 juin 1940, l'armistice étant signé, j'avais été
renvoyé dans mes foyers, atteint soudain par les nouvelles limites d'âge de
l'Armée de l'Air abaissées brutalement de six années. J'étais libre et j'allais chercher à me rendre utile dans la
perspective de la reprise des armes pour la revanche dont je ne doutais pas.
M. Prouvost, P.D.G. du journal Paris-Soir, avait fondé un nouveau journal en zone libre, Sept-Jours, à Lyon. J'avais écrit des articles d'aviation dans Paris-Soir, M. Prouvost me
connaissait. Ayant appris que j'étais
disponible, il m'avait appelé et proposé d'effectuer un voyage d'étude en
Afrique du Nord, afin de savoir comment avaient réagi, en face de la défaite,
la population musulmane, la population française (pieds-noirs) et enfin l'Armée d'Afrique en Algérie, Tunisie, Maroc.
J'avais aussitôt accepté. Une telle enquête répondait à mon vœu personnel. Que pensait-on là-bas ? Il était certain que l'Angleterre, ancrée
sur son roc depuis cinq mois (nous étions à fin novembre) et poursuivant la
lutte, la guerre allait se propager à l'échelle mondiale. Les Etats-Unis, fidèles à leur généreuse
doctrine de la défense de la liberté, ne manqueraient pas d'intervenir un jour
contre l'Allemagne nazie. Bientôt
peut-être ? Dans ce cas, l'Afrique de
Nord serait de toute évidence la plate-forme indispensable à l'irruption des
armées américaines sur le théâtre de la guerre en Europe.
Ce qui m'intéressait par-dessus tout c'était de
savoir comment réagirait l'Armée d'Afrique dans l'hypothèse d'un débarquement
de l'armée américaine arrivant pour nous porter secours ? Le gouvernement de Vichy ne s'était-il pas
engagé à s'opposer par les armes à quiconque chercherait à débarquer de
vive force en Afrique du Nord, quelles que fussent ses intentions. La convention d'armistice avait consenti à
la France de conserver à cet effet une armée de 115.000 hommes au Maroc, Algérie
et Tunisie.
Je n'étais pas chargé par Sept-Jours d'enquêter sur ce point particulier. Mais j'étais parfaitement déterminé de mon
point de vue personnel à ouvrir un dossier d'information sur ce plan. Cela pourrait servir un jour. [ Cela avait servi en effet deux
ans plus tard au général Giraud (N.d.a.)]. Quelle serait l'attitude de
l'Armée d'Afrique ?
Mais revenons à notre sujet :
Ce 27 novembre 1940, j'ai atterri en fin de journée
avec l'avion régulier de la ligne Marignane-Alger à l'aéroport de Maison-Blanche.
Maintenant, il est 1h du matin. Après avoir dîné sans me presser et lu l'Echo d'Alger, j'ai gagné ma chambre, à
l'Hôtel Aletti, le meilleur et le plus vivant d'Alger. Je le connais bien.
Au moment d'entrer dans mon lit, la sonnerie du téléphone
retentit.
- Allô, oui ?
- Ici Saint-Ex. C'est vous, Chambe ?
- Oui, c'est moi. Vous êtes ici ! Mais par exemple, qui vous a
dit que j'étais là ?
- On sait tout au bar de
l'Aletti. Et puis, on vous a vu. J'ai vérifié sur la liste des entrées.
- Mais que faites-vous ici
?
- Trop long à
raconter. Et vous ? Mais ce n'est pas
tout ça ! On a beaucoup à se dire
depuis qu'on s'est vus. Que de choses à
raconter ! Venez vite chez moi, chambre
229, même étage. Une bouteille de
champagne est là dans le seau, sur la table.
Elle attend. Quelle joie de se
revoir!
Je suis abasourdi.
Saint-Exupéry à Alger ! Et puis
vous appeler ainsi, sans façons, à 1h du matin, une bouteille de
champagne à la main, c'est bien dans sa manière. Cela fait près d'un an que nous ne nous sommes pas revus.
- Entendu, j'arrive
*******
J'ai regagné ma chambre à 4h du
matin. Nous avons parlé durant plus de
trois heures. Nous avons les mêmes
vues, les mêmes pensées. Nous
ressentons la même douleur, la même humiliation de la défaite. Nous ne pouvons l'accepter, elle ne sera pas
définitive ! L'Angleterre tient le
coup, elle ne transigera jamais.
L'Amérique interviendra, c'est sûr, quoi qu'en disent les défaitistes,
cette race indécrottable ! La France
reprendra les armes.
Saint-Exupéry est aussi patriote que moi, aussi
chauvin.
S'il est à Alger, c'est dans l'intention de passer
clandestinement aux Etats-Unis. Par
Tanger et le Portugal c'est possible.
Il ira là-bas, à la fois pour faire publier à New-York le livre qu'il
vient d'écrire, Pilote de guerre, et
savoir ce qu'on pense en Amérique, pousser dans la mesure où il le pourra les
Américains à intervenir, remuer l'opinion à l'aide d'articles, de
conférences. Il veut se rendre utile,
servir! Il étouffait en France !
Les Allemands se sont opposés à la publication de Pilote de guerre. La censure l'a mis à l'index. Comme moi à cause de L'escadron de Gironde, à moins que je ne consente à en supprimer
certains passages, ce que j'ai refusé (l'éditeur acceptait).
Saint-Exupéry et moi tout nous rapproche.
Quand il apprend que je suis en Afrique du Nord pour
enquêter sur l'état d'esprit de la population à la suite de la défaite et
surtout sur l'attitude qu'aurait l'Armée d'Afrique, malgré les ordres probables
de Vichy, au cas d'un débarquement de l'armée américaine, il s'écrie :
- prodigieux ! Quelle coïncidence que notre rencontre
! Si vous voulez de moi, je vous
accompagne, je vais avec vous ! Je
repousse de quelques jours mon départ en Amérique. C'est passionnant ! Et
puis cela me servira pour là-bas !
- C'est entendu, je vous
emmène. On ne se quitte pas.
Le lendemain, j'ai obtenu sans peine du général Têtu,
commandant l'Air d'Algérie, (il me connaît bien) un avion, un Goëland avec son équipage, pilote, radio
et mécanicien, pour me conduire jusqu'à Rabat.
Je veux commencer mon enquête par le Maroc. Têtu est d'accord pour Saint-Exupéry. N'est-il pas lui-même de l'Armée de l'Air ?
Je passe les détails.
A Rabat, le général Noguès, Résident Général me
reçoit immédiatement. Lui aussi, il me
connaît. Lui signalant la présence de
Saint-Exupéry, il l'envoie chercher. La
conversation se poursuit à trois.
Entretien très cordial. Noguès
croit comme nous à la revanche. Il a
été gaulliste, parce que sur le moment opposé à la demande d'armistice. Il préconisait la poursuite de la lutte en
Afrique du Nord. Maintenant il a
compris. Il n'est plus gaulliste, il
est à fond derrière le Maréchal.
Peut-être trop...
Instruit du motif de ma venue (je l'ai fait figurer
sur l'ordre de mission signé du général Têtu) il se déclare d'accord :
- La population française
et la population musulmane, dit-il, sont parfaitement calmes. La défaite n'a pas eu de prise sur
elles. C'est un miracle. Elles sont tout entières derrière moi, c'est
à dire derrière le Maréchal, derrière la France. Allez partout où vous voudrez dans tout le Maroc. Interrogez les indigènes, les civils, les
militaires. Vous avez carte
blanche. Il n'y a rien à cacher. Au contraire, c'est réconfortant. L'Armée ?
Elle est derrière moi, à mes ordres, disciplinée. Moral excellent. Elle ne songe qu'à la revanche.
Le général Noguès nous retient à déjeuner. Il met à ma disposition (comme le général
Têtu) un Goëland avec équipage. Celui d'Algérie va rentrer à Alger. Saint-Exupéry est, bien entendu, autorisé à
m'accompagner. Son nom figure sur
l'ordre de mission.
Un message téléphoné nous précédera de proche en
proche à Casablanca, Meknès, Fez, Agadir, Ksar-es-Souk.
Saint-Exupéry
s'interroge sur le moral
de l'Afrique du Nord après la
défaite de 1940.
Nous sommes reçus partout avec la plus grande
cordialité. Notre randonnée a commencé
par Casablanca.
Nous y sommes hébergés dans sa belle villa d'Anfa par
le docteur Henri Comte, chirurgien de grand renom, ami de Saint-Exupéry. Le docteur Comte nous confirme :
- Ici, pas de
problème. Tout est normal. La population indigène a été indifférente à
la nouvelle de la défaite française. Du
moins jusqu'à présent. Avec le musulman
il est difficile de se prononcer. Que
pense-t-il en son for intérieur ? On ne
sait jamais. Mais j'ai bonne impression.
Après dîner, nous prolongeons la conversation jusqu'à
3 h du matin. (Avec
Saint-Exupéry il en va très souvent ainsi.)
Nous mangeons d'excellents raisins de Marrakech disposés dans une coupe.
Je suis en admiration devant l'érudition littéraire
de Saint-Exupéry et de Comte. Ils
discutent entre eux et se défient à coups de citations qu'ils vont aussitôt
vérifier dans l'opulente bibliothèque du docteur Comte.
Nous repartons le lendemain : Meknès, Fez. L'accueil est partout le même, charmant,
réconfortant. On nous accable de
questions. Nous arrivons de France
? Que dit-on, que pense-t-on là-bas
? A-t-on bon moral ? Saint-Exupéry me rappelle à ce sujet la
célèbre caricature de Forain pendant la guerre de 1914-1918 : Pourvu qu'ils tiennent ! "Ils", ce sont les civils, les
gens de l'arrière. Aujourd'hui, ce sont
les Français de France. Ici, au Maroc,
on tient le coup, le moral est solide.
Ici, c'est le front. On n'est
pas sûr de l'arrière, pas sûr de la France.
A Marrakech, l'accueil est particulièrement
chaleureux. Le général Henri Martin,
commandant la division, a tenu à organiser en notre honneur un magnifique
déjeuner qui réunit non seulement de nombreux officiers avec leurs épouses,
mais aussi les représentants du fameux corps des Contrôleurs Civils qui avec
celui des A.I. (les officiers des Affaires Indigènes) a rendu, et rend
toujours, de si hauts services au Maroc.
Puis, nous repartons sur Agadir. Et ensuite sur Ksar-es-Souk, la grande base
militaire du sud, au seuil du désert.
Entre Agadir et Ksar-es-Souk nous remontons la vallée
du Sous. Une épreuve nous y
attend. Notre Goëland a de la peine à monter.
Nous sommes bientôt en haute montagne.
Il nous faut passer de la vallée du Sous à celle du Todra. Le seuil en est élevé entre les pics du
Djebel Toubkal (4 165) et ceux du Djebel Siroua (3 304). Passerons-nous ? Le Goëland, très
chargé, est près de son plafond, l'air portant mal. Il rampe. Nous sommes un
instant si près du sol qu'on a l'impression qu'on pourrait toucher l'herbe rase
de la main. Puis le terrain s'abaisse
brusquement sous nos roues. La vallée
du Todra ! Nous avons passé le col
d'extrême justesse !
Je vois encore Saint-Exupéry, le visage soudain
détendu, avec toujours sous le bras l'exemplaire qui ne le quitte pas du
manuscrit de Pilote de guerre serré
dans un gros cahier noir fermé par un élastique rouge fait d'un morceau de
chambre à air de bicyclette (il en a laissé d'autres exemplaires en France) me
lancer d'un ton gouailleur :
- Non, quand même, ça
aurait fait moche de se casser la gueule avec un Goëland !
Sa réponse.
Ce sera à Ksar-es-Souk que nous entendrons de la
bouche d'un officier de l'Armée d'Afrique la réponse à la question qui depuis
mon départ de France me hante.
Beaucoup d'éléments de troupe sont rassemblés autour
de la base que baigne l'oued Ziz. Nous
y resterons plus de deux jours, bloqués par une mer de nuages, prisonniers
entre Rich et Midelt, dans le cirque de Jaffar dont le verrou culmine à 3.751m
avec l'Ayachi, infranchissable pour nous.
Plus de soixante officiers sont là, logeant dans des bâtiments et même
des villas autour de la grande place construite par la Légion Etrangère et
portant le nom du général Giraud. On
est là au seuil du farouche et mystérieux Tafilalet dont Giraud, dernier
pacificateur du Maroc, fut le conquérant.
Le commandant d'armes d'aujourd'hui est un de mes
camarades de promotion de Saumur, lieutenant-colonel de spahis marocains. Les carrières militaires offrent de tels
imprévus. Nous avons eu le temps
d'avoir de nombreux entretiens.
- Je te répondrai ce soir.
La veille du jour de notre départ, le temps
s'arrangeant visiblement pour le lendemain, j'ai offert un vin d'honneur aux
officiers au cercle militaire de la base, en remerciement du merveilleux
accueil que nous avons reçu et de toutes les marques d'affectueuse camaraderie
dont nous avons été l'objet.
J'ai pris la parole pour un petit speatch, que je
termine par quelques mots d'espoir en la reprise des armes en vue de la
victoire qui est certaine, lorsque l'armée américaine aura débarquée ici, au
Maroc, où elle aura été bien reçue.
Voici la réponse textuelle du lieutenant-colonel de
spahis, approuvée par les soixante officiers présents. J'en ai, le soir même, écrit chaque parole :
- Nous sommes ici tous pour
la revanche. L'Armée d'Afrique est tout
entière pour la revanche. Nous ne
savons pas la forme qu'elle prendra et les ordres que nous recevrons.
Sans discipline il n'y a
plus d'armée, sans elle l'armée tombe en poussière. Nous exécuterons les ordres, tous les ordres, même les plus
cruels.
Et la
réponse de Saint-Exupéry.
Avant de franchir le seuil de la villa, où nous
allions passer notre dernière nuit de Ksar-es-Souk dans les chambres qui nous
étaient préparées, Saint-Exupéry a, pour conclure, cette phrase lapidaire. Nous sommes seuls :
- Vous avez entendu ? Ça nous promet pour plus tard de belles
conneries !
Je suis du même avis. Je partage les mêmes craintes.
Saint-Ex
part pour l'Amérique.
Le lendemain, à Marrakech, nous prîmes congé l'un de
l'autre.
Saint-Exupéry, profitant d'une occasion de voiture,
allait revenir à Casablanca. Le docteur
Henri Comte l'acheminerait sur Tanger.
De là, il gagnerait Lisbonne. On
lui avait, à Vichy, refusé son passeport pour les Etats-Unis. Mais au Portugal, il y avait des
accommodements avec le ciel, on le savait...
Nul doute qu'il réussisse à franchir l'Atlantique.
Pour moi, comme il était convenu avec le général
Noguès, je garderai le Goëland pour
rentrer à Alger. L'équipage le
ramènerait à Rabat.
C'est à l'hôtel de la Mamounia que nous nous sommes
quittés devant l'un des plus beaux panoramas d'Afrique sur le balcon de ma
chambre, face à la barrière neigeuse de l'Atlas.
Notre dernière poignée de main s'est prolongée,
pleine d'affection, lourde d'espoir en l'avenir. La guerre n'était pas finie, elle ne faisait que commencer. Elle allait se propager comme un
incendie. L'Amérique, championne de la
liberté, se jetterait dans la lutte.
L'ennemi tenant le littoral de la France, ce serait ici, en Afrique du
Nord que débarqueraient les troupes américaines. Nous en avions, Saint-Exupéry et moi, la même conviction, la même
certitude.
- Allons, Saint-Ex, quand
se reverra-t-on ?
- Eh bien ici, parbleu, en
Afrique ! Quand les Américains
débarqueront, je vous jure que je serai avec eux. Je vais tout de suite m'en occuper en arrivant à New-York et
prendre mon billet de retour. Et vous ?
- Moi, je vais rentrer
bientôt en France. Mais je reviendrai
aussi quand l'heure en sonnera. Alors
rendez-vous à Alger.
- Rendez-vous à Alger !
Nous sommes le 4 décembre 1940.
Aujourd'hui 5 mai 1943.
Deux ans et cinq mois de silence. Plus aucune nouvelle de Saint-Exupéry, toute
correspondance étant impossible.
Les Américains ont débarqué le 8 novembre 1942 en
Afrique du Nord. L'Algérie, la Tunisie,
le Maroc, l'Afrique Occidentale Française ont repris les armes, entrés en
quelque sorte en dissidence à l'égard du Maréchal Pétain. Giraud est devenu le grand chef de cette
dissidence. Je l'ai rejoint à Alger, en
traversant l'Espagne. Je suis auprès de
lui, ici, au Palais d'Eté. Il m'a,
malgré ma résistance, pris comme ministre de
l'Information.
La porte de mon bureau vient de s'ouvrir. Le planton, un spahi superbe bleu et rouge,
enturbanné, au visage de cuivre, avance et salue :
- Mon Giniral, y a un
Monsieur qui veut ti voir.
- Qui ?
- J'y sais pas. Y ti connaît. Y veut ti voir.
- Qu'il entre !
Une silhouette robuste s'encadre dans la porte :
Saint-Exupéry !
Je me suis levé et me précipite vers lui et lui donne
l'accolade :
- Saint-Ex ! Mon vieux !
C'est bien lui.
Il est là, tête nue, mains nues, sans le moindre
bagage. Inchangé, un peu maigri
toutefois, avec "ses yeux d'oiseau de nuit", aux paupières lourdes,
et tout de suite, la gouaille à la lèvre, ce mélange d'humour et de gravité qui
lui est si particulier :
- Présent au rendez-vous,
mais avec six mois de retard, excusez-moi.
C'est de la faute aux gaullistes.
Il arrive en droite ligne d'Amérique.
Je l'ai fait asseoir et lui dis qu'il est ici chez
lui, au Palais d'Eté. On va
l'installer, le réconforter.
Il fait signe de la tête que non. Il est arrivé hier, seul civil à bord d'un
transport de troupes américain, il est déjà installé et a couché chez un vieil
ami à lui à Alger, le docteur
Pélissier. Ce qu'il veut, c'est
partir immédiatement pour Laghouat et y retrouver le groupe d'aviation 2/33 de
grande reconnaissance, avec lequel il a combattu en France, en 1939-40.
Je résume en quelques mots notre conversation de plus
d'une heure : New-York est un affreux panier de crabes. Les Français se trouvant déjà sur place et
tous ceux qui sont venus s'y réfugier (beaucoup avaient personnellement des
raisons de redouter les nazis) sont divisés en deux camps : les gaullistes et
les anti-gaullistes.
Lui, Saint-Ex, est anti-gaulliste acharné. Il les a trop vus pendant deux ans, à
New-York. Son livre, Pilote de Guerre, a été édité en
Amérique à la Maison Française. Le livre a courroucé de Gaulle parce
qu'il est opposé à la doctrine gaulliste accablant Pétain et
prétendant que les gaullistes sont les seuls "purs". Tous les autres ne sont que des traîtres
puisqu'ils ne se rallient pas à de Gaulle.
Cette attitude dissimule un intérêt sordide à s'adjuger plus tard les
postes, les prébendes et les honneurs.
Saint-Exupéry ne peut plus souffrir les gaullistes.
A New-York, paraissaient deux journaux français :
l'un Pour la Victoire, créé par Henri
de Kérillis, le héros de l'Escadron de Gironde en 1914,
devenu après une entrevue la bête noire de de Gaulle ; l'autre La Marseillaise, organe des gaullistes,
dirigé par un fanatique d'obédience communiste, un certain Adrien Tixier [dont de
Gaulle fera plus tard un de ses ministres, à Alger (N.d.a.)] et une bande de rédacteurs gaullistes.
Saint-Exupéry, sollicité dès son arrivée, a refusé de
collaborer à La Marseillaise. Par contre, il a donné des articles à Pour la Victoire. D'où naturellement tout de suite la guerre
avec de Gaulle.
Saint-Exupéry a été le témoin écœuré des manœuvres de
racolage et des tentatives de débauchage (non sans un certain succès) auprès
des matelots du cuirassé Richelieu et
du croiseur Montcalm venus en
radoubage aux Etats-Unis. Ces
malheureux marins, dupés, se sont amèrement repentis une fois en Angleterre, les
Anglais les ayant mal reçus et laissés se morfondre, sans donner des bateaux à
de Gaulle.
Au lendemain du débarquement américain en Afrique du
Nord, le 8 novembre 1942, Saint-Exupéry a voulu venir immédiatement à
Alger. Impossible, Tixier veillait et employait
l'influence qu'il avait acquise à Washington pour empêcher le départ de
Saint-Exupéry, à l'aide de médisances et de calomnies. Toutes ses démarches pour avoir un passage
par avion restaient sans réponse, ou étaient refusées, alors qu'un certain Monnet
l'obtenait à sa première demande.
Tixier, à New-York, et de Gaulle à Londres, étaient
entrés dans une colère épouvantable (La
Marseillaise fulminait) à la nouvelle du débarquement américain au Maroc et
en Algérie. On les avait joués ! De Gaulle avait été laissé sur la touche,
alors qu'il avait priorité sur Giraud. N'était-il pas le chef de la France Libre,
de la Résistance ? Les Américains
s'étaient défiés de lui ! On l'avait
tenu dans la plus complète ignorance de l'opération.
Saint-Ex avait été la victime expiatoire indirecte de
cette fureur. Il a durant cinq mois été
l'objet d'une véritable obstruction.
A la fin, il a réussi à traverser l'Atlantique en
prenant place à bord d'un transport de troupes américain, grâce à des
connivences. Embarqué le 17 avril, il
est arrivé à Alger seulement hier, 4 mai.
Une rude traversée !
- Comment cela va-t-il
ici ? (Je note que Saint-Exupéry ne
m'appelle plus Chambe comme autrefois. A présent que je suis devenu général de brigade aérienne, il se
croit obligé de marquer le coup en me donnant mon grade. Je ne pourrai jamais l'en faire démordre
! Il me dit Général
tout court et non pas Mon Général, ce qui est d'ailleurs peu militaire et assez
original). Vous avez vu, Général, ce
qui est arrivé, comme nous le redoutions ; les Français ont été assez cons pour
tirer sur les Américains ! C'était
couru !
- Pas tous, on a réussi à
arrêter assez vite cette ânerie horrible.
- Non pas assez vite ! Il y a eu beaucoup de morts des deux
côtés. L'effet a été épouvantable à
New-York.
Saint-Exupéry termine sa narration par cette phrase :
- Vous savez, je pense que
de Gaulle et sa bande exècrent Giraud ?
Je ne vous apprendrai rien. Ils
ont juré sa perte et ils l'abattront par tous les moyens !
A quoi je réponds :
- Vous tombez pile ! Je vais vous annoncer à Giraud. Vous lui répéterez tout ça ! Je crains qu'il se prépare à inviter de
Gaulle à venir ici, à Alger, partager avec lui le pouvoir. Je n'arrive pas à l'en dissuader.
- Inviter de Gaulle ! Il n'est pas fou, non ? S'il savait tout ce qui se dit là-bas, à
New-York ! On sait ce qui se prépare à
Londres.
- Dites-le lui, vous-même.
- Je le lui dirai.
*******
Sur sa demande pressante, j'ai réussi à faire prendre
place à Saint-Exupéry dans un avion de liaison de l'Air d'Algérie se rendant à
Laghouat, où il a retrouvé son ancien groupe 2/33, à quoi il tenait par dessus
tout.
Peu après (je crois me rappeler : cinq ou six jours)
je le vois reparaître. Il m'apprend que
le 2/33 va bientôt quitter Laghouat, pour venir se baser à Oujda. Il s'agit pour lui de se faire transformer
en Lockheed P.38 et d'abandonner
enfin ses lamentables Bloch 174 de la
guerre de 1939-1940 qui lui ont coûté tant de pertes. Saint-Exupéry veut absolument reprendre sa place au combat dans
son ancienne escadrille dont l'insigne est une hache. (Elle fait partie intégrante du 2/33.)
Il est donc indispensable qu'il soit admis comme les
autres pilotes du groupe à "être transformé" sur Lightning [Eclair (N.d.a;)] (c'est le Lockheed P.38). C'est là
que gît la difficulté. Le Lightning est le joyau de l'aviation
américaine. C'est le plus rapide du
monde, plus rapide que les avions de chasse allemands. Il peut exécuter des missions de
reconnaissance photographique gréé en monoplace, même sans être armé, à
l'altitude de 10.000 ou 12.000m, hors de portée des chasseurs
allemands incapables de le rattraper.
Seulement, les instructeurs américains ne veulent le
confier qu'à des pilotes éprouvés et jeunes.
Ils ont imposé une limite d'âge impérative : trente ans.
- Quel âge avez-vous
Saint-Ex, je ne m'en souviens plus ?
- Quarante-deux.
- Alors c'est
impossible. Les Américains ne voudront
jamais.
- Je veux voler sur
Ligtning.
- Mon vieux, c'est très
beau de votre part. Mais vous
poursuivez une chimère, c'est impossible.
Les Américains, je le sais, sont sur ce point intraitables. Il n'y aura rien à faire!
- C'est pour ça, Général,
que je viens vous trouver. Obtenez-moi
ça !
- Je ne le pourrai pas.
- Alors, Giraud ? Faites-le moi rencontrer. Présentez-moi.
*******
C'est au cours de son petit-déjeuner du matin, au
milieu de son entourage, à 8 h30 que Giraud aime à accorder audience
dans l'intimité à certains visiteurs de choix.
Café noir sans lait, ni beurre, pain dur avec un peu de confiture, très
peu. Les restrictions sévissent en
Algérie. Giraud tient à donner
l'exemple.
Giraud a accepté de recevoir Saint-Exupéry à l'une de
ces audiences. J'ai préparé le mieux
possible l'entretien. Giraud est
prévenu..
Mais l'entrevue se passe mal. Giraud a, dans son for intérieur, résolu
d'attacher Saint-Exupéry à son cabinet.
Il connaît ses livres. Il pourra
aider à la propagande française auprès des
alliés. Il en fait part à Saint-Exupéry
qui refuse en se cabrant. Il est venu
reprendre le combat, non pour se mettre à l'abri dans un bureau. Il demande à Giraud d'intervenir auprès
d'Eisenhower pour qu'il soit autorisé à piloter le Lightning. Giraud, plutôt
froissé, est sec :
- Chambe, occupez-vous de
ça !
Puis Saint-Exupéry aborde le récit de tout ce qu'il a
vu et entendu à New-York, à propos de Giraud et de de Gaulle (Giraud paraît
très intéressé). Mais Saint-Exupéry (de
connivence avec moi) termine son exposé par une mise en garde : si de Gaulle
vient un jour à Alger, Giraud sera perdu.
Giraud se lève, pose sa serviette (il la jette
plutôt) sur la table et met fin sèchement à l'entretien.
- Mon petit Saint-Exupéry,
à chacun ses affaires. Je connais les
miennes, à vous les vôtres. Je vous
remercie de vos avis. J'ai l'impression
que vous me prenez pour le dernier des imbéciles.
En sortant, Saint-Exupéry, un peu pâle, me dit :
- C'est ça, votre général
Giraud ? Ça en promet de belles !
C'est à peu de chose près ce qu'il m'avait dit en
d'autres circonstances à Ksar-es-Souk.
*******
J'ai eu quelque peine à raccommoder les
morceaux. Giraud regrettant sans doute
d'avoir été trop vif, a consenti à revoir Saint-Ex à un autre petit
déjeuner. Et Saint-Ex a lui-même
consenti à revenir.
Entre-temps, j'étais monté au Saint-Georges prendre
contact avec le général Bedell Smith, chef d'Etat-Major d'Eisenhower, afin de
plaider la cause de Saint-Exupéry. Il
devait comprendre que Saint-Exupéry était une figure exceptionnelle en France
et même en Amérique. A figure
exceptionnelle mesure exceptionnelle !
Bedell Smith avait été réticent, promettant d'en
référer à Eisenhower, mais sans plus.
Inquiet, j'avais décidé Giraud à donner personnellement un coup de
téléphone à Eisenhower. Et la décision
avait été enlevée, Saint-Exupéry avait été autorisé à piloter le Lightning.
J'ai, par la suite, repensé bien souvent à ces
circonstances et j'y repense encore aujourd'hui. Je me dis que si je n'avais pas mis tant d'insistance (à deux
reprises, on va le voir) à faire obtenir cette autorisation à Saint-Exupéry,
peut-être n'aurait-il pas été admis à voler sur Lightning et sans doute serait-il encore de ce monde ?
On a voulu me rassurer. De toutes façons Saint-Exupéry, m'a-t-on dit, serait parvenu à
ses fins. Il aurait remué ciel et
terre. Il voulait absolument,
passionnément, piloter le Lightning. Or, quand on désire passionnément quelque
chose, on finit toujours par l'obtenir.
Tout ceci est vrai, mais je conserve néanmoins
l'obscur regret, même injustifié, d'avoir été l'intermédiaire en cette affaire
d'obtention d'autorisation pour Saint-Exupéry de piloter le Lightning.
*******
Quand Saint-Exupéry revint pour la seconde fois
prendre son petit déjeuner au Palais d'Eté, ce fut pour apprendre de la bouche
du général Giraud qu'il avait obtenu l'autorisation tant convoitée. Il eut des mots venus du cœur pour le
remercier.
Mais cette autorisation était verbale, il fallait
maintenant attendre que la note rédigée par l'état-major d'Air-U.S.A. eût
franchi tous les échelons jusqu'à la direction du centre d'entraînement et
jusqu'au groupe 2/33, où Saint-Ex comptait pour ordre. Cela prendrait du temps.
Or, Giraud tenait à son idée première. Il offrit à Saint-Exupéry d'aller faire une
tournée de conférences, de causeries plutôt, pour les officiers et
sous-officiers dans les camps d'instruction où ils se morfondaient en attendant
que s'ouvrît la campagne de libération.
Les deux thèmes à développer seraient : patience et confiance.
Saint-Exupéry ne pouvait refuser. Il partit donc en mission.
-
Me voici passé commis-voyageur en propagande, c'est de votre faute ! me lança-t-il, gouailleur, en s'installant
aux commandes de son Simoun.
Je le vis plusieurs fois au cours de cette
tournée. Je me souviens de son
indignation lorsqu'il fut témoin du racolage éhonté des agents gaullistes
auprès des évadés de France par l'Espagne débarquant à Casablanca, pour les
décider à s'engager dans les troupes du général de Gaulle de préférence à
celles du général Giraud. Car en fait,
hélas, il y avait deux armées.
Saint-Exupéry n'en revenait pas. Son moral en était atteint. Je le trouvai pessimiste. Il l'avait toujours été mais d'une certaine
manière. Non qu'il doutât de l'issue de
la guerre, de la victoire et de la justesse de la cause d'avoir repris les
armes même en dissidence, mais il avait une vue mélancolique de l'avenir qui
attendait les hommes après le bouleversement cosmique qui ravageait et, selon
lui, avilissait le monde :
- Peut-être pour un millénaire, me dit-il un jour. L'univers ne s'en remettra pas. Il se retrouvera en pleine décadence au
milieu de ses gravats et de ses ruines.
Pourquoi nous battons-nous ? Par
une sorte d'attachement désespéré à des principes que nous ne voulons pas voir
disparaître. C'est assez puéril. Pour qui et pourquoi, ces principes ? Mais nous ne pouvons faire autrement. Quand on a écrit les livres que nous avons
écrits, vous comme moi, il ne nous est pas possible de ne pas les mettre en
action. Que dirait-on si nous agissions
différemment ? Que dirions-nous
nous-mêmes de nous ? Nous nous
débattons dans une forêt de tests.
C'est notre test à nous.
Voyez-vous, Général, je hais notre époque. Après cette guerre, quand tout sera fini,
nous ne trouverons plus rien que le vide.
L'humanité, depuis des siècles, descend un immense escalier dont le
sommet se perd dans les nuages et le bas dans un abîme d'ombre. Elle aurait pu le remonter, cet escalier,
elle a choisi de le descendre. La
décadence spirituelle est effrayante.
Cela me sera bien égal si je suis tué pendant la
guerre. Vivant, dans quel job
pourrais-je me réfugier ? Il n'y a pas
de job dans un tas de cendres.
Les phrases ci-dessus sont toutes de
Saint-Exupéry. Je les ai mises bout à
bout, mais il ne les a pas dites ainsi d'un seul jet. Elles m'ont été dites en pièces détachées, au cours d'entretiens
tête-à-tête au hasard de nos rencontres, à Alger, à Casablanca, à Oujda et
certaines enfin à Sidi-bou-Saïd, les plus émouvantes pour moi parce qu'elles
furent les dernières.
Selon mon habitude je les ai notées aussi exactement
que possible aussitôt après les entretiens.
Pilote
de Lightning et retour au front.
Saint-Exupéry fut donc, par une faveur
exceptionnelle, autorisé malgré son âge à "se transformer" sur Lightning.
Ce fut pour lui une très grande joie. Il lui semblait que, reprenant son poste de
combat à 10 000m d'altitude, il se hissait au-dessus de cette époque
qu'il détestait. Il se libérait.
Sa joie fut vite assombrie. A l'entraînement sur le terrain de la Marsa, en Tunisie, ayant
atterri un peu long mais sans dommage hors de la piste et roulant pour revenir
au hangar il brisa le bout d'une aile de son appareil contre le tronc d'un
figuier qu'il n'avait pas vu.
C'était un accident bénin d'inattention et non de
maladresse, mais les règles dans l'aviation américaine étaient draconiennes :
mise à pied et rayé de pilote ! Ses
qualités étaient insuffisantes. La
distraction était considérée comme une faute rédhibitoire.
Saint-Exupéry était cependant bien confirmé sur Lightning. Il l'avait piloté près de dix heures, sans incident. Il allait pouvoir être affecté à titre,
cette fois, de pilote apte aux missions de guerre, dans son cher 2/33 aux
ordres du capitaine Gavoile, son ami et frère d'armes de la guerre de
1939-40. La mise à pied était sans
appel.
Ce fut un effondrement.
Bien vite il accourut à Alger, c'était au mois d'août
1943. De Gaulle était co-président du
Comité de Libération Nationale, mais Giraud cumulait encore (mais pour combien
de temps ?) cette même fonction avec celle de commandant en chef des armées de
Terre, de Mer et de l'Air. C'est à ce
dernier titre que je lui demandai d'intervenir une nouvelle fois auprès
d'Eisenhower en faveur de Saint-Exupéry.
Les circonstances étaient bonnes. Giraud venait de lire Pilote de Guerre. Le livre
lui avait beaucoup plu, peut-être parce qu'il avait souverainement déplu à de
Gaulle. Giraud était bien disposé. Il accepta d'intervenir, sans trop se faire
prier.
La démarche traîna en longueur. L'U.S.A.-Force n'était pas pressée de donner
satisfaction contre toute raison et toute discipline. Giraud par chance s'était piqué au jeu et je ne cessais de le
stimuler. Saint-Exupéry redevenu civil,
attendait dans l'angoisse à Alger. Pour
tuer le temps il exécutait de merveilleux tours de cartes devant ses amis
ébaubis. Il se défoulait, mais ce
n'était pas une vie.
Relancé et encore relancé, Eisenhower, excédé, finit
par décrocher son téléphone et donne l'ordre suivant :
- Ces Français sont
impossibles, Giraud le premier ! Ce
Saint-Exupéry nous casse les pieds.
Réintégrez-le ! Il nous embêtera
peut-être moins en l'air que sur la terre !
A l'autre bout du fil, Walter Bedell Smith arrache
une page de son bloc-notes, griffonne quelques mots et passe la feuille à son
secrétaire :
"Le pilote français Saint-Exupéry,
actuellement radié, est réintégré dans la fonction de pilote."
"Signé
: Eisenhower"
- Transmettez en vitesse ce
message au Centre d'Entraînement.
C'est fait, nous avons gagné ! Je suis joyeux à la perspective d'annoncer
la bonne nouvelle à Saint-Ex.
Et cependant, pour la seconde fois je vais porter la
responsabilité et le regret d'avoir servi d'intermédiaire pour faire obtenir
pour Saint-Exupéry le privilège d'être, malgré tous les obstacles, admis à
voler et à accomplir des missions de guerre sur le redoutable Lightning. N'était-il pas trop âgé pour ces vols prolongés, seul à bord, à
10 000m d'altitude, alors que c'était déjà une épreuve certaine pour
des pilotes jeunes ?..
Sidi-bou-Saïd
Malheureusement je n'en ai pas noté la date. Elle a dû se situer aux tous premiers jours
de juillet, probablement les 6, 7 ou 8.
J'ai un repère. J'avais profité
d'un voyage de liaison à Alger du général Juin. Nous arrivions du front d'Italie ; il y avait juste un mois que
nous avions pris Rome, puis Sienne. Et
maintenant nos éléments avancés étaient sur l'Elsa, ils approchaient de
l'Arno. Bientôt, ils apercevraient
Florence.
Cependant le Corps Expéditionnaire Français allait
être retiré d'Italie, en prévision du futur débarquement en Provence. Pourquoi n'exploitait-on pas la victoire
d'Italie pour développer l'offensive par le Brenner et le seuil de Vénétie
? On pénétrerait en Autriche, en Bohême
et de là on arriverait en Allemagne du Sud avant les Russes ! Juin ne décolérait pas. Il se rendait à Alger pour protester et
obtenir une révision du plan d'opérations.
Il m'avait déposé au passage sur l'aérodrome d'El
Aouina (Tunis) où il me reprendrait avec le même avion le lendemain
après-midi. J'avais quant à moi à
poursuivre un projet d'achat d'un bout de terrain sur le promontoire de
Sidi-bou-Saïd dont j'avais chargé un homme d'affaires de la Marsa.
Il était trois points du monde où je souhaitais
pouvoir peut-être me retirer aux jours de la retraite si je ne disparaissais
pas au cours de cette guerre.
Sidi-bou-Saïd était sans doute le plus beau.
*******
A peine atterri à El-Aouina, j'eus la surprise et la
joie d'apercevoir Saint-Exupéry déambuler sur le terrain. Lui-même venait d'atterrir sur son Lightning accompagnant le commandant du
groupe 2/33, le capitaine Gavoille, sur un autre Lightning.
Ils arrivaient de Corse pour je ne sais plus quelle
cérémonie de famille. Madame Gavoille
était venue se fixer à Tunis pour être le moins loin possible de son mari.
Une voiture étant mise à ma disposition, j'offris à
Saint-Exupéry de m'accompagner à la Marsa, et de monter ensuite jusqu'à
Sidi-bou-Saïd, s'il en avait le temps.
Il accepta avec empressement. Il
y avait plus de deux mois que nous ne nous étions pas vus, depuis l'incident de
sa radiation puis de sa réintégration comme pilote de Lightning. Au mois de mai,
j'étais parti pour l'Italie, peu avant la bataille du Garigliano. Depuis, j'étais sans nouvelles de lui.
*******
A la Marsa, j'avais éprouvé l'amère déception
d'apprendre que le projet que je poursuivais se révélait impossible. Le bout de terrain que je convoitais (une
dizaine de très vieux oliviers sur une prairie inculte à l'extrême pointe du
promontoire de Sidi-bou-Saïd) était classé abous. C'est à dire que depuis un temps immémorial
il se transmettait par legs de père en fils comme bien de famille sans qu'il
fût jamais possible de le vendre ou de l'aliéner par prêt ou location. La loi islamique l'interdisait. Un bien abous
est religieusement sacré. Il doit être
à jamais conservé dans l'état où il se trouve au jour de son classement abous ; réservé pour l'éventuelle
construction d'un lieu de prières, mosquée ou simple marabout.
Ceci expliquait sa physionomie de terrain vague et
abandonné qui m'avait séduit. S'il en
avait été autrement il y aurait beau temps qu'il aurait été acheté par un
touriste britannique pour y construire quelque bungalow. De toute façon il m'aurait échappé.
Cette réflexion avait quelque peu tempéré mon regret,
demeuré cependant très vif.
Le village de Sidi-bou-Saïd d'incontestable origine
turque a conservé une couleur locale saisissante. Sur la petite place centrale pas plus grande qu'une chambre à
coucher, abritée de quelques platanes, se tiennent à longueur de journée, assis
en rond, quelques vieux enturbanés, à barbe blanche, fumant le narghilé disposé
au centre du cercle. Immobiles,
hiératiques et indifférents, ils n'ont pas un regard pour le passant
étranger. Ils l'ignorent. Sidi-bou-Saïd eût enchanté Pierre Loti.
Dépassant les dernières maisons, j'ai conduit
Saint-Exupéry jusqu'à "mon terrain".
Il ne connaissait pas l'endroit et poussa un cri d'admiration :
- Ainsi, général, c'est ici
chez vous ?
- Vous l'avez dit, c'est
presque chez moi.
- Quelle merveille !
Etendus sur l'herbe sous l'ombrage ensoleillé des
oliviers c'est là que nous devions avoir notre dernier entretien. Le promontoire où nous nous tenions était
chargé d'histoire. Il dominait par une
falaise verticale d'une vingtaine de mètres le passage par où sortait jadis la
flotte carthaginoise pour gagner la haute mer.
Les ruines de Carthage, à notre droite, étaient loin de nous. Que de fois, les vaisseaux d'Annibal avaient
du doubler au plus près ce promontoire, pour aller livrer combat à la flotte
romaine, au temps des guerres puniques !
Déjà le soleil baissait. A nos pieds les eaux calmes du Golfe de Tunis emmêlaient et
démêlaient tour à tour les magnifiques arabesques vertes et mauves dont le
dessin changeait de minute en minute.
Et comme toile de fond se découpaient haut sur le ciel rouge les deux
cimes jumelles d'un violet sombre du Bou Kornin.
Alors Saint-Exupéry avait parlé :
- Quel calme ! La nature se
fiche pas mal des hommes et de leurs guerres d'enfants. Annibal, Scipion l'Africain, qu'est-ce que
cela veut dire aujourd'hui ? Qu'en reste-t-il ? Une civilisation enfouie sous
la terre. Il n'en subsiste que Caton
avec son Delenda Carthago ! L'esprit survit, la matière disparaît ! (Toujours cette magnifique
érudition de Saint-Exupéry.)
Le voilà lancé, il continue :
- Que restera-t-il de notre civilisation à nous, où le
spirituel a été massacré ? Jamais
l'esprit n'a été plus qu'aujourd'hui écrasé sous la matière. Que restera-t-il de nos avions, de nos Buick
et de nos Hotchkiss, de nos transistors, de nos camions et de nos frigidaires,
de nos caméras et de nos machines à coudre ?
Que restera-t-il de nous-mêmes si nous ne savons pas hausser nos
enthousiasmes au-dessus des monstres de la mécanique issus du cerveau de nos
ingénieurs ? C'est ça, parait-il, la
civilisation. Cette civilisation est
idiote. Je l'ai prise en grippe !
"D'ailleurs, je me demande pourquoi je me bats ? Si la France n'avait pas été vaincue en
1940, je refuserais de prendre part à cette mêlée absurde, à cette guerre
civile des peuples civilisés. Qu'est-ce
que je fais avec mon casque et mon masque à oxygène, mes écouteurs et mon
laryngophone, avec mes bretelles de parachute et tout ce fourbi autour de moi
? Je suis un homme d'un autre âge. Je suis contemporain de Joachim du Bellay,
ou à la rigueur d'Arvers avec son sonnet, son mystère et son secret.
"La civilisation aurait dû s'arrêter là. Pourquoi avoir été plus loin ? Tout le reste est de trop. (Il mâchait un brin
d'herbe et le jeta.) Voyez-vous, Chambe, voyez-vous, Général, je me demande ce que
nous foutons tous ici ? Quand nous
aurons délivré la France, qui ne le mérite pas, il n'y aura plus qu'une chose à
faire : passer au marteau-pilon tout ce qu'a fabriqué notre progrès imbécile et
revenir à tout prix à un siècle en arrière, peut-être plus, remettre l'esprit à
sa vraie place. Si on ne le fait pas,
l'humanité s'ensevelira de ses propres mains.
Amen !
Nous nous levâmes et revînmes à la voiture à la
sortie de Sidi-bou-Saïd. Sur la petite
place, les fumeurs de narghilé étaient toujours là, immobiles et indifférents.
- Voilà les vrais sages, dit Saint-Exupéry, ils se moquent pas mal de nos moteurs à explosion . Ils savent vivre.
Telles sont les dernières phrases que j'ai entendues
de sa bouche. Au carrefour de la Marsa,
nous nous séparâmes. Une autre voiture
l'attendait. Il était invité. Je ne devais plus le revoir...
Un mot à ce sujet.
On a pensé m'identifier comme destinataire de cette fameuse lettre,
trouvée non sur sa table et attendant d'être postée, mais au milieu du flot de
ses papiers épars. Quand avait-elle été
écrite ?
S'il m'est permis d'émettre un avis, je dirai qu'il
est en effet vraisemblable qu'elle m'était destinée. Saint-Exupéry reprend en effet dans ce texte les thèmes que je
lui ai, à plusieurs reprises, entendu développer au cours de nos entretiens
tête-à-tête. On y retrouve ce terme de
"désert humain"
dont il s'est servi plusieurs fois en me parlant, à Sidi-bou-Saïd, par exemple.
Et puis surtout il y a dans cette lettre cette phrase
qui m'a frappé et n'a pu être écrite qu'à mon intention : Il ne reste rien que la voix du robot à la
propagande (pardonnez-moi). Ce
mot de "propagande"
et ce "pardonnez-moi"
sur le ton de la plaisanterie se rapportent à l'époque ou Giraud, au Palais
d'Eté, l'avait envoyé dans les camps faire de la propagande en faveur de la
patience et de la confiance. Je l'y
avais vivement encouragé.
- Me voici commis-voyageur
en propagande, avait goguenardé Saint-Exupéry.
L'allusion semble claire.
Ainsi, c'est le 31 juillet de cette année 1944 que
Saint-Exupéry nous a quittés. Ce
matin-là, au petit jour, partant en mission, il a tiré derrière lui la porte de
sa chambre. Il ne l'a pas rouverte.
Il avait atteint à une telle transcendance
spirituelle, à une telle altitude qu'il ne pouvait plus redescendre sur la
terre des hommes. Deux solutions
seulement s'offraient à lui : ou bien être tué à la guerre ou s'enfermer dans
une cellule de l'abbaye de Solesmes. Le
destin a choisi pour lui la première.
C'est bien, il l'avait méritée...
Comme Guynemer, comme Mermoz, la déchéance du
cercueil lui aura été épargnée. Il
était trop grand pour lui. Ses yeux se
sont fermés sur l'éblouissante lumière de l'horizon sans limites du ciel ou de
la mer et de l'Eternité.
René CHAMBE