Lettre de Saint-Exupéry au général Chambe

 

(A propos de sa promotion au grade de commandant)

 

 

 

Cher Général,

 

Lorsque je me suis ce soir retrouvé chez moi j'ai éprouvé une grande mélancolie.  Pardonnez-moi de revenir sur ce sujet.  C'est sans doute la première et la dernière fois que je m'anime pour un point de vue égoïste mais il me tient à coeur pour d'autres raisons que des raisons intéressées.

 

Je ne vous ai jamais parlé, ni n'ai jamais parlé à personne de ma promotion au grade de commandant.  Je ne voulais pas être aidé dans un domaine où le mécanisme le plus normal jouait en ma faveur.  Je suis capitaine de 1936 et j'ai fait toute la guerre dans le groupe 2/33 de grande reconnaissance.  Guerre véritable puisque nous n'avons jamais cessé de survoler l'Allemagne alors même que la guerre larvée assurait la paix aux autres unités.  J'ai fait casser trois mutations qui, sur la demande de l'ambassade elle-même, m'affectaient à la propagande aux Etats-Unis.  L'une de ces incitations me sauvait la vie puisqu'elle est survenue au cours de l'offensive allemande, alors qu'il ne rentrait chez nous qu'une mission sur trois.  Enfin ce grade de commandant, dont je suis jugé indigne, je l'ai moi-même refusé au cours de la guerre par fidélité au groupe 2/33.  J'ai eu en effet demandé au ministère de l'air de ne pas être promu sachant que cette promotion aboutirait à la mutation dont je déclinais l'avantage.

 

Du point de vue professionnel j'avais près de 7.000 heures de vol récoltées sur les lignes les plus dures.  J'ai en outre, trois années durant (29-30-31) assuré la direction de tout le réseau intérieur argentin, soit cinq mille kilomètres de lignes, et fondé de mes propres mains la ligne de Buenos Ayres au détroit de Magellan, qui est mon oeuvre personnelle.

 

Mais outre ces raisons techniques et militaires il me semblait normal, pour d'autres raisons, de bénéficier de cet avantage de grade en vue de la fertilité de mes contacts avec des camarades étrangers.  Mes livres, aux Etats unis, sont classés comme les plus lus, non seulement des livres français, mais des livres américains eux-mêmes.  Je crois être le seul étranger à avoir jamais bénéficié d'une telle audience.  Je n'en tire aucune vanité, mais j'ai usé de cet avantage pour défendre aux Etats unis, contre une opinion égarée, l'honneur français.  Le général Bethouard lui-même peut vous dire que j'ai aussi servi de point de ralliement la bas à l'opinion française saine.  Il me semble avoir bien travaillé.  Lorsque j'ai écrit dans le New York Times un grand papier sur la réconciliation française autour du gl Giraud ce papier a été reproduit par toute la presse des Etats Unis, du Canada, d'Amérique du Sud et d'Angleterre.  Il en sera de même demain lorsque j'aurai un point de vue français à défendre.

 

Ceci vous sera confirmé par n'importe quel français des Etats Unis.  (C'est si exact que si j'avais trahi mes convictions profondes en me ralliant là ou l'on pèse l'homme à son pouvoir de propagande je serais ..depuis bien longtemps bien autre chose que commandant.)  Vous savez mieux qu'un autre que, de cette position morale, je ne cherche à tirer aucun profit et ne sollicite rien sinon d'être, comme hier, pilote de mission de guerre.  Mais puisqu'il m'est permis de rendre personnellement d'autres services (et plaider, entres autres, la cause du réarmement de l'aviation française), services indépendants de mon activité de guerre et dont je ne tirerai aucun avantage ni de situation ni de sécurité, je ne vois pas qu'il soit avantageux ni équitable d'émousser mon efficacité dans un ordre de discussions ou le grade joue un rôle.  Si même, militairement parlant, ma promotion posait un problème, d'autres points de vues essentiels la justifieraient peut-être - mais il se trouve que, militairement, je ne sollicite aucun passe droit !

 

Cher général je suis un peu amer et remets mon sort entre vos mains.  Croyez en une amitié qui est profonde.

 

Saint-Exupéry

chez le Dr Georges Pélissier

17 rue Denfert Rochereau

394 . 42

 

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