LE BATAILLON

DU BELVÉDÈRE

 

I

 

SUR LES PENTES DU CIFALCO

 

 

Le capitaine Denée gît depuis plusieurs heures à l’endroit même où il est tombé, à la cote 470, sur les pentes du Cifalco.  Le 4e Tirailleurs Tunisiens vient, sous les ordres du général de Monsabert, de se lancer à l’attaque.  La brûlure profonde que Denée a ressentie à sa première blessure lui fouille toujours la poitrine.

— Ces salauds, avec leurs cailloux !... leurs cailloux ! répète-t-il dans sa demi-inconscience.

Le leitmotiv en revient sans cesse sur ses lèvres :

— Leurs cailloux !... Leurs cailloux !...

Il a vu Barelli, blessé à ses côtes, se relever d’un suprême effort sur les genoux et sur les mains, à l’appel du lieutenant El Hadi «A moi, la 9e ! » puis sur les pieds, courir quelques pas en titubant et disparaître derrière un repli de terrain, cherchant à rejoindre l’officier tunisien.

Alors Denée s’est évanoui.

Il vient de rouvrir les yeux.  Autour de lui, le combat fait rage.  Le jour est venu.  Des ombres passent et repassent, emportées dans le tourbillon de la mêlée.  Après le sergent Charbonnier, le sergent-chef Jaine est venu se pencher sur lui :

— Mon capitaine, que puis-je faire pour vous ?

Mais, comme Charbonnier, Denée l’a remercié, lui demandant de l’abandonner, de poursuivre vers le sommet, d’enlever à tout prix 470.  Si l’on ne prend pas 470, le bataillon ne pourra pas passer, pour aller au Belvédère.  C’est ici que se joue la partie. En avant !

 

Jaine est reparti.  Deux minutes plus tard, il a été tué d’une balle au front.  Candidat à Saint-Cyr, il n’avait pu supporter de vivre sous l’humiliation, en France occupée par l’ennemi, et de rester inactif, alors qu’en Afrique on reprenait les armes.  Il avait quitté sa famille, franchi les .Pyrénées, puis l’Espagne.  A plus tard le caso !  Il le voulait sans tache.

A présent, ses parents vont patiemment attendre dans leur mas de Provence le retour de leur fils unique.  Ils apprendront plus tard... Non, ils n’apprendront pas tous les deux.  Sa mère, seule... Son père sera tué dans six mois, avant de connaître la nouvelle, lors des combats qui accompagneront le débarquement libérateur du 15 août 1944..  Leur maison sera détruite par les obus.

La victoire est une fleur qui se cueille parfois au sommet d’un calvaire...

 

Les forces du capitaine Denée diminuent rapidement.  L’idée lui vient de tenter une liaison par radio avec le commandant Gandoët.  Sa main, autour de lui, tâtonne péniblement.  Où donc est tombé le poste 536 ?  Le voici, voilà son métal froid.  Qu’il est lourd, ce soir, cet appareil ! Découvrir l’antenne et la déployer réclame un effort presque insurmontable.  C’est fait cependant... Denée porte l’écouteur à son oreille.

Parmi les mille crachotements dus aux bruits du combat, il entend une voix qui grésille, lointaine.  Il la reconnaît.  C’est celle du lieutenant Jordy, commandant la IIe compagnie.  Elle parle quelque part là-haut, sur les pentes du Belvédère.  L’appareil la capte au passage, par dessus la vallée.  Jordy converse avec le commandant Gandoët :

— ....A ma droite, ça marche très bien.  J’aperçois ceux de Pierre qui gravissent les pentes.  Je vais démarrer...

Pierre, c’est lui, lui Denée, c’est l’indicatif radio de sa compagnie !

Son cœur bat à rompre.  Ainsi, ce qu’il ne voit pas, lui, Jordy le voit ! Jordy voit ses hommes, il voit les braves de la 9e et ceux-ci avancent, ils gravissent les pentes ! Et Jordy trouve que ça marche très bien ! Denée voudrait se soulever, se lever, il voudrait hurler, mais il est là, blessé, gisant, incapable d’un mouvement.  D’un effort suprême, il approche le micro de sa bouche, il halète :

—Oui ! Oui, Allô ! Allô !... Ici Pierre, ici Pierre ! Premiers éléments au sommet... Suis blessé... commandement El Hadi, El Hadi...

Mais son bras retombe.  Il lâche l’appareil.  Une immense fatigue l’accable.  Il sombre dans une torpeur voisine du coma.  Un moment passe.  Quelqu’un le touche à l’épaule :

— Mon capitaine ?… Mon capitaine ? D’où souffrez-vous ?

Un casque est penché sur lui.  Le capitaine Denée reconnaît le Père Bérenguer agenouillé auprès de lui, le visage anxieux.

— D’où souffrez-vous, mon capitaine ?

Denée esquisse un geste vague vers sa poitrine, vers ses jambes :

Ah ! ce maudit caillou, que m’a-t-il fait ?

Le Père Bérenguer déboutonne le blouson, troué juste au dessus du cœur.  Ses lèvres ne peuvent réprimer un plissement imperceptible, qu’il s’efforce de vite effacer d’un sourire.  Ayant saisi son paquet de pansement, il le déchire et l’applique avec soin sur l’entrée violet-sombre de la balle.  Puis, du tranchant de son couteau il ouvre l’étoffe du pantalon, au dessous des genoux, pour voir... Et de nouveau, ce plissement des lèvres aussitôt effacé.  Aucun commentaire.  L’aumônier se relève.

— Restez couché, mon capitaine.  Surtout ne bougez pas ! On va s’occuper de vous.  Je reviendrai dans un moment.

Le Père Bérenguer s’éloigne, la canne à la main, cette canne que Denée lui a prêtée au moment de l’assaut, pour lui éviter les chutes dans ce terrain difficile. ( En fin de journée, cette canne portera deux impacts de balles, deux rayures blanches établissant à quel point le Père Bérengucr se sera exposé.)

Denée sombre insensiblement dans une demi-somnolence.

Un choc cinglant à la cuisse, immédiatement suivi d’un second au talon, le fait sursauter.  Des balles ! On lui tire dessus ! Deux nouvelles blessures ! L’instinct de la conservation aidant, le capitaine Denée, roulant sur lui-même, parvient à se glisser à un mètre plus loin, dans une sorte de sillon qui se creuse à sa gauche.  Un cadavre de tirailleur est là, jambes écartées, le fusil tombé en travers des genoux.  Denée se retrouve à ses pieds, la tête sur le fusil.  Il n’a plus de force.  Il reste ainsi, sans bouger, les yeux clos.  De toutes parts autour de lui, montent les plaintes des blessés.

Une pluie mêlée de neige commence à tomber.

 

Des heures passent... Pour la troisième fois le capitaine Denée a la sensation de remonter, d’un gouffre obscur.  Où était-il ? D’où revient-il ?

Il écoute.

Des voix, d’innombrables voix, qui, au ras du sol, pleurent et appellent... Il a cru reconnaître celle du lieutenant El Hadi.  Il se soulève sur un coude.  Partout, des corps de tirailleurs, ou d’Allemands, jonchent le terrain, parfois enchevêtrés.  Il tend l’oreille.  De nouveau, le même appel, tout près... Oui, c’est bien la voix d’El Hadi, Denée en est sûr maintenant ! Alors il rassemble ses forces et lance à son tour :

— El Hadi ! El Hadi !... Ici, El Hadi !...

Mais épuisé, il perd une nouvelle fois la notion des choses qui l’entourent.  Un long moment encore s’écoule.  Quand il reprend conscience, il sent qu’une main frôle sa jambe.  El Hadi est là.  Il s’est traîné mourant auprès de lui.  Il est allongé, couvert de sang, la tête à hauteur des genoux de Denée.  Ses affreuses blessures n’ont pas encore réussi à faire un mort de ce géant.  Il halète :

— A boire, mon capitaine… A boire !

Par miracle, Denée a toujours son bidon.  Il réussit, au prix d’un grand effort, à en défaire l’agrafe et à le: tendre à son frère d’armes.

— Qu’as-tu, El Hadi ?  Où est ta blessure ?...

El Hadi a bu d’un trait.  Sa voix hoquète :

— Partout… partout... mitraillette… bout portant... mon capitaine... c’est fini... Vive la France !

Puis, le lieutenant El Hadi laisse retomber sa nuque contre le sol et, comme le capitaine Denée, comme tous les blessés qui sont là, Français, Tunisiens ou Allemands, comme tous les blessés de tous les champs de bataille du monde, il reprend sa longue plainte solitaire.

 

*

*   *

 

Denée veille...

Sa pensée, tout à l’heure si dolente, est devenue maintenant d’une effrayante lucidité — celle des êtres dans la force de l’âge, dans la plénitude de la santé, sur qui soudain s’est abattue la menace de la mort.

Quoi ?  Serait-elle là, déjà ?... Aigle des nuits, vautour des ténèbres, elle planait dans le ciel sans fin, décrivant ses larges orbes, trop lointaines pour sembler dangereuses.  Or, elle vient d’un seul coup de refermer ses ailes, de se laisser tomber comme une pierre.  Elle s’est posée là, dans l’ombre, tout près, à quelques pas.  Qui cherche-t-elle ?  Qui attend-elle ?  Denée peut-être ?

Denée devine sa présence.  La sensation en est si forte, que le gémissement qui sortait de ses lèvres s’est tu.  Denée est aux écoutes de la Mort.  Elle est là, il en est sûr ! Il va, pour l’écarter, faire appel à toute son énergie, à toute sa vigilance.  A la moindre distraction de sa part, il le sait, elle sera d’un bond sur lui et l’emportera sur son aile noire jusqu’au fond de l’abîme.  Pour lui, va se poser alors dans toute sa force le grand problème de l’Au-delà.  D’autres avant lui ont été marqués du même signe, effleurés de la même pensée, cette pensée toujours éludée, toujours reportée à plus tard.  On avait bien le temps ! Mourait-on à trente ans ?

La guerre ?... Ah ! oui, la guerre ! Mais ce sont les autres qui meurent à la guerre, soi jamais ! Cette nuit encore, lorsque le Père Bérenguer avait passé dans les sections, allant de l’un à l’autre, disant qu’il était à la disposition de chacun, presque tous étaient sortis des rangs et l’avaient suivi.  Le Père Bérenguer avait distribué un grand nombre d’absolutions et de communions.  Denée n’avait rien dit.  Pourtant il s’était interrogé :

—Vais-je ou non, parler au prêtre ?

Le Père avait passé près de lui, en souriant.  Mais le Père ne sollicitait pas.  Denée ne s’était pas décidé : «Plus tard, rien ne pressait.  L’instant n’est pas encore venu... »

L’instant n’est pas encore venu... Il n’était pas encore venu non plus tout à l’heure, lorsque le Père Bérenguer s’était agenouillé auprès de lui pour examiner ses blessures.  Comme cette nuit, le Père n’avait rien dit, rien offert, attendant peut-être, attendant certainement... Et Denée, lui aussi, s’était tu.  La pensée qu’il pouvait mourir ne s’était pas présentée à lui.  L’aumônier s’était relevé, s’était éloigné :

— Ne bougez pas, mon capitaine.  Je reviendrai dans un moment.

 

Et s’il ne revenait pas ?  Si c’était la mort qui venait ?  S’il reparaît, Denée, cette fois; lui parlera sûrement... La Mort est là, à côté de lui.  Elle le guette, comme une bête patiente...

Le vacarme du combat va s’amplifiant.  C’est l’heure où le 138e R.I. allemand lance une puissante contre-attaque.  Des nappes de balles passent au dessus du sillon où médite le capitaine Denée, la -tête sur le fusil du tirailleur tué.  A quelques pas, râle le lieutenant El Hadi;  Des ricochets arrachent des étincelles aux rochers, puis montent furieusement en vrombissant.  Soudain, dans le tumulte on entend des cris, des claquements d’armes, des explosions de grenades, puis des appels... Oui, des appels...

 

Denée ne s’est pas trompé.  C’est la voix du Père Bérenguer.  A n’en pas douter, il le cherche.  Mais il ne pourra jamais le découvrir sous cet amoncellement de corps, de tous ces morts... tant de morts ! Et Denée voudrait répondre, se lever, faire un geste.  Il ne le peut.  Un grand froid l’envahit.  Il neige... Brusquement, un cri plus fort que les autres, une sorte de plainte hurlée, qui vient de la droite et ne se renouvelle pas... Denée se sent glacé jusqu’à. l’âme.  Et toujours la même brûlure profonde dans la poitrine...

 

*

*   *

 

Le Père Bérenguer, en effet, cherche.  Il faut à tout prix qu’il retrouve le capitaine Denée ! Il a compris qu’à la dernière minute celui-ci lui parlerait, qu’il s’acquerrait le mérite de spontanément lui parler, de réclamer de lui-même les secours de la religion. La dernière minute peut-être n’est pas loin...

 

Le Père Bérenguer aperçoit des Allemands debout sur les rochers et il entend leurs cris sauvages.  De nombreux tirailleurs gémissent.  Où sont les infirmiers ?  Pas de brancards, pas de sulfamides.  Plus de pansements, non plus.  Il faut prendre les leurs aux morts.  Bientôt, cette ressource est épuisée.  Quelle torture de se voir démuni, impuissant devant ces douleurs humaines qui implorent, qui exigent un adoucissement.  La plupart sont des musulmans, ils appellent pourtant le prêtre catholique et prononcent le mot qu’ils n’employaient jamais auparavant : mon Père!

— Viens près de moi, mon Père !

Je n’ai plus de pansement, mon pauvre ami, je ne puis rien pour toi !

Viens quand même, viens, mon Père ! Je ne veux pas être seul pour mourir.

Et le Père Bérenguer s’agenouille auprès des moribonds furtivement trace sur eux le signe de la grande rédemption.

Tout en cherchant, il arrive, sans le voir, à quelques mètres du capitaine Denée et découvre le lieutenant El Hadi râlant.

Comme il s’affaire à le réconforter, à le soigner, une silhouette surgit à moins de trente pas, coiffée du casque allemand.  L’homme, qui vient de sauter en contre-bas d’un petit-mur, s’est redressé et a aussitôt couché en joue l’aumônier, tout occupé à sa mission d’humanité.  Il tire.  La balle coupe la patte d’épaule gauche du blouson du Père Bérenguer et déchire la chemise, près du cou.

Le Père lève alors la tête et aperçoit l’Allemand devant lui.  Il lui montre avec calme ses mains nues et son .brassard de la Croix-Rouge.  Mais l’Allemand — sans doute un S. S. — s’obstine.  Il vise à nouveau et tire.  Peut-être tremble-t-il de honte, car il manque encore.  La deuxième balle arrache tout un côté de la visière du casque du Père Bérenguer, sans le blesser

Alors, celui qui vient de donner l’absolution à tant de mourants, se met debout, face à son tueur, son grand Christ d’argent d’aumônier brillant sur sa poitrine, et il lui montre encore ses mains sans armes.  Si près, l’erreur est impossible.  Mais la brute épaule pour la troisième fois et s’applique comme au stand.  Elle fait feu.  Cette fois, au but ! Le Père Bérenguer est traversé. de part en part, juste à hauteur du cœur, mais à droite.  Il s’écroule sans un mot et a encore le temps, par un étrange réflexe, de consulter sa montre, pour savoir... Il est 10 heures...

Puis il perd connaissance.

 

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Quand le Père Bérenguer revient à lui, il est surpris de se retrouver vivant.  Il reprend peu à peu ses sens et s’étonne que les Allemands ne soient pas encore venus ramasser et faire prisonniers tous les blessés qui gisent autour de lui, le lieutenant El Hadi, le capitaine Denée peut-être (où est-il, mon Dieu, le capitaine ? ) et lui-même.  Mais il comprend bien vite, l’artillerie française exécute un tir d’arrêt effroyable au pied du Cifalco, encageant le sommet de 470 et interdisant toute approche.  Les obus éclatent en rideau à quelques mètres à peine au-dessus d’eux.  Cela n’aura qu’un temps.  C’est le moment ou jamais d’en profiter, pour ceux qui peuvent encore marcher.  Le pourra-t-il ?

Haletant, respirant avec peine, le sang coulant au coin de sa lèvre, le Père Bérenguer s’est mis debout.  Miracle, il tient sur ses jambes.  Autre miracle — qui, celui-là, mouille ses yeux de reconnaissance — une voix le hèle, tout près, la voix qu’il attendait, celle du capitaine Denée :

Mon Père !...

Denée était là, non loin d’El-Hadi.  Il a tout vu dans un brouillard.

Mon Père, vous êtes blessé ?  Ne niez pas ! Ils vous ont eu, vous aussi !

Non pas encore, j’ai encore la force... Comme le Père Bérenguer s’agenouille, un obus, plus court que les autres, percute le sol à deux mètres de lui et, par un troisième miracle, n’éclate pas.  Plus miséricordieux que l’homme qui l’a assassiné, l’obus l’épargne et roule doucement comme une bouteille vide, pour venir s’arrêter à ses pieds.

— J’ai encore la force.  Je suis là…

 

Oui, le Père Bérenguer a encore la force.  Il peut mourir, lui, il est en règle.  Mais d’autres qui ne le sont pas, l’attendent...

Denée l’attendait.  Il était près de perdre pied.  Il grelottait.  Personne ne songeait donc à le secourir ?  Il était seul.  Le Père l’avait sûrement oublié.  Peut-être était-il tué ?  Un grand froid avait envahi ses jambes et ce froid était monté de minute en minute de ses pieds à ses chevilles, de ses chevilles à ses mollets, de ses mollets à ses genoux.  Et Denée avait eu peur, c’était le froid de la mort dont il avait si souvent entendu parler, ou lu dans des livres la description...  Il le reconnaissait.  C’était lui !

Non, ce n’était pas possible ! Ce n’était pas vrai ! Ce ne serait pas aujourd’hui que...  Le froid allait s’arrêter...  il ne franchirait pas les genoux !...  Si !...  Les genoux se prenaient, ils devenaient de marbre...  La fin était proche.  Denée, si brave sous le feu; si téméraire, avait senti la panique le gagner.  Ce matin, il. n’avait pas, voulu parler au prêtre.  Et maintenant c’était trop tard, il allait mourir.

Un sursaut l’avait dressé, un cri s’était échappé de ses lèvres :

— Non, ce n’est pas possible, mon Dieu !

 

Ce n’était pas possible, en effet.  Couché sur le dos, comme il allait sombrer dans le désespoir, il avait, par dessus l’amoncellement des corps, aperçu la silhouette du Père Bérenguer, il l’avait vu s’agenouiller auprès du lieutenant El Hadi.  L’Allemand avait tiré.  Le Père s’était écroulé.  Il s’était redressé.

Mon Père !... Mon Père !..

Oui, je suis là, courage ! J’ai encore -la force...

Deux mains tendent le Christ devant ses yeux.  Le Père Bérenguer est venu.  Aucune balle n’a eu raison de lui, même pas la dernière.  Suffoquant, avançant pas à pas, il n’a cessé de prier.

Mon Dieu, donnez-moi la force ! Accordez-moi de pouvoir le retrouver et aller jusqu’à lui !

Mon Père, mon Père, je meurs, vite !...  Vite, confessez-moi ! Au nom de Dieu, pardonnez-moi !

Mon fils, je vous donne l’absolution.  Dieu vous attend, mon capitaine...

— Oui, vous embrasserez ma femme.  Adieu !

— A Dieu !

C’est fini, son ministère est accompli.  Le Père Bérenguer se laisse aller et s’allonge auprès du capitaine Denée.  Tout à l’heure, s’il le peut, il redescendra vers les lignes françaises.  A côté d’eux, le lieutenant El Hadi est mort depuis une heure.

 

*

*   *

 

Il fait tout à fait nuit.  Les blessés gémissent.  On entend leurs plaintes, à présent que les bruits du combat ont cessé.  Seuls, les éclatements des minen rompent le silence.

La charge à la baïonnette du commandant Gandoët a permis de reprendre une grande partie du terrain perdu.  Beaucoup de blessés pourront ainsi échapper à la capture.  Pas tous.

Le capitaine Denée, tombé près du sommet de la cote 470, est, avec un certain nombre d’entre eux (notamment l’aspirant Kœltz), resté dans le no mans land, exposé aux coups, aussi bien amis qu’ennemis.

Tard dans la nuit, il revient une nouvelle fois à lui, comme s’il ressuscitait, et entend des allées et venues toutes proches dans l’ombre.  Des brancardiers peut-être ?...

Alors, il se soulève. et appelle :

— Mohammed !... ( Prénom tellement courant chez les Arabes, que l’on ne risque guère de se tromper en l’employant à l’égard d’un inconnu.  Ce que vient de faire le capitaine Denée.)  Brancardiers !

 

On l’a entendu.  On vient.  Tout cela dans les ténèbres.  Pas de lampes-torches, pas de lumière si près des lignes.  Des formes

humaines se penchent.  L’une interroge :

Hé ?  Qui c’est, toi qu’as crié ?... Qui c’est, toi ?

C’est moi, le capitaine.

Alors une explosion de joies confuses :

— La cap’tane !... il est là, la cap’tane ! Pas mout ! Pas mout( Pas mort ! Pas mort ! )

Ils sont trois maintenant autour de Denée.  Ce ne sont pas des brancardiers, mais des tirailleurs.  Ils sont blessés tous les trois et couverts de sang.  Ils cherchent péniblement à regagner la ligne française.  Et voilà qu’ils ont trouvé le capitaine que tous croyaient mort  Ils s’affairent avec des gestes tendres et malhabiles.  Comment s’y prendre ?  On ne va pas le laisser là ! On va le ramener !

Ils s’efforcent de le soulever, de l’emporter, sans faire de bruit, en chuchotant et. en se reprochant mutuellement à voix basse, mais avec véhémence, leurs maladresses réciproques.  De toutes parts, la mort rôde.  Il fait si noir que l’on ne distingue rien à deux mètres.  Au moindre indice suspect, du côté allemand comme du côté français, les mitrailleuses se mettront à débiter rageusement leurs bandes de cartouches, les mortiers et les minen à aboyer et à cracher leurs lourds paquets de fonte.  Malheur alors à ceux qui giseront sur le terrain !

 

Ces trois hommes pourraient ne penser qu’à eux-mêmes, ramper sous les trajectoires, essayer de se tirer d’affaire pour leur propre compte, ils n’y songent pas.  Admirable esprit de dévouement sans bornes qui lie le soldat indigène à son officier.  Traditionnellement, il n’abandonne jamais un officier français blessé sur le champ de bataille.  Du moins, sans avoir fait l’impossible pour le ramener.  Il faut des obstacles insurmontables pour qu’il s’avoue contraint à y renoncer.  C’est chez lui une forme absolue de l’honneur.

Le fait d’avoir accompli de longues années de service militaire, d’avoir été au contact direct de camarades et de chefs français, d’avoir partagé leur vie, d’avoir éprouvé la discipline dans ce qu’elle a de ferme, mais de juste et, quand il est possible, de généreux et d’amical, leur aura permis de connaître le vrai visage de la France.  Ils garderont toute leur vie la fierté et la nostalgie de l’uniforme français.

Qu’ils soient officiers, sous-officiers, ou gradés (et ils sont si orgueilleux de l’être ! ) qu’ils s’appellent le lieutenant El Hadi, le sous-lieutenant Bouakkaz, le sergent Ahmed ben Mohamed, ou le caporal Toumi ben Kacem, qu’ils soient simples tirailleurs et se nomment Gacem ben Mohamed, matricule 1373, Saouli ben Youssef, matricule 7912, tous font partie de la même grande entité spirItuelle.

Et tout à l’heure, le lieutenant El Hadi tombant au sommet de la cote 470 n’a pas crié : Vive la Tunisie ! Il a crié : Vive la France !

A se trouver à leur contact permanent, il y a longtemps que. nos officiers ont compris la noblesse de ces âmes rudes et encore primitives, où dominent avant tout le sens de l’honneur et le sentiment de fidélité à l’égard de qui mérite qu’on lui reste fidèle.  Ils l’ont éprouvé au cours de la vie journalière des camps, et plus encore, sur les champs de bataille.

Certes, nombre d’autres de nos compatriotes fixés en Afrique du Nord l’ont de même compris, parmi les colons, les contrôleurs civils, les fonctionnaires et surtout parmi les médecins et les Pères Blancs.  Ils ont su, à travers eux, faire respecter et apprécier notre pays, mais on peut dire que nul n’a mieux fait aimer la France que son armée.

Le retour du capitaine Denée, commandant de compagnie, dans les lignes françaises s’inscrit comme un des plus beaux exemples de ce dévouement et de cette fidélité indigènes.

 

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Les trois tirailleurs ont réussi à mettre Denée debout, mais ses jambes criblées de balles et d’éclats refusent tout service.  Il leur faut le porter.  Le terrain est excessivement difficile, chaotique, parsemé de rochers, coupé de terrasses.  Il est impossible d’en discerner les accidents, au milieu des ténèbres épaisses.  A chaque instant, le groupe erre, se perd, s’arrête épuisé.  Parfois, des chutes brutales viennent interrompre la lente progression.  Le capitaine Denée, gémissant, à peine conscient, est relevé, repris, rechargé sur des mains croisées, ses jambes allongées de part et d’autre des hanches du tirailleur qui marche devant.

Mais voici qu’on se heurte à une patrouille circulant dans le no mans land.  Amie ou ennemie ?  La réponse arrive, meurtrière. Des grenades éclatent dans les pieds des porteurs.  Une fois de plus, tout le groupe s’écroule.  Denée est de nouveau blessé et reçoit plusieurs éclats.  Il roule à quelques mètres et s’évanouit, car il est brisé par tant d’efforts.  Quand il revient à lui, un seul tirailleur est debout à ses côtés.  C’est le tirailleur de 2e cl. Ramdane.

Dans l’ombre, Ramdane esquisse un geste funèbre et souffle à voix basse :

— Mon cap’tane, les deux autres… mouts ! ( Renseignement heureusement inexact.  Les deux autres tirailleurs ne sont pas morts, -mais grièvement blessés.  Ils pourront le lendemain se traîner dans les lignes françaises.  Le capitaine Denée réussira à les identifier et à les retrouver de longs mois plus tard.  Ils se nomment les tirailleurs Mahmoud et Ben-Hamid. )

Que faire maintenant ?

 

Ramdane est perplexe.  Comment, à lui seul, porter le capitaine Denée qui est de grande taille et pèse près de quatre-vingt-dix kilos ? Il réfléchit.

J’vas reconnaître et j’viens te chercher, dit-il.

Et il disparaît dans l’obscurité.

Le capitaine Denée reste seul, persuadé que, cette fois,, c’est la fin.  Il va mourir ici, sans soins, abandonné.  Ramdane, incapable de le transporter, est parti, il l’a laissé à son sort.  Si parfaitement au courant qu’il soit de la mentalité indigène, le capitaine Denée vient de commettre une erreur.

A cette heure, dans cette nuit perdue, sur la cote 470, au fond de l’Italie, Ramdane est le représentant d’une race, d’une caste, il est le tirailleur indigène.  Et cette caste, comme les autres, comme celle des officiers, a ses traditions, ses règles de noblesse, Ramdane en a conscience.

Vingt minutes ne se sont pas écoulées qu’il reparaît.  Il a su, dans l’ombre, retrouver son chemin.  Il salue, régulier :

Mon cap’tane, me v’là.  Viens, j’a découvert une cave !

Denée pleure silencieusement...

Ramdane a effectivement découvert (sur les pentes de 302 probablement), non une cave, mais une sorte de grotte creusée dans la paroi rocheuse et à moitié éboulée, au-dessus d’un talus.  C’est assez loin.  Comme après plusieurs essais infructueux, il est établi que Denée est incapable de marcher, ,Ramdane n’hésite pas, il réussit à le charger sur son dos, puis plus tard, à le porter littéralement dans ses bras.  Or, Ramdane, lui aussi, est blessé depuis le matin, il a un éclat de grenade dans l’épaule.

Il ne faiblit pas.  Après d’innombrables arrêts, de chutes, de remises en marche, au cours desquels la limite de l’énergie physique et morale est largement dépassée, le groupe pathétique, qu’on pourrait couler dans le bronze (Tirailleur indigène rapportant dans les lignes son officier blessé), échoue enfin à l’entrée de la grotte.  L’aube commence à poindre.  Il doit être près de 6 heures.  Ramdane et Denée s’effondrent.  Le salut est sur le seuil.

 

Le capitaine Denée s’endort, tandis que le canon tonne de toutes parts, que les explosions ébranlent le sol.  Durant la fin de la nuit, Ramdane s’efforce de réchauffer son capitaine, il le couvre de sa propre veste, lui frictionne les bras, les épaules.

Le jour est venu.  Les deux hommes n’ont rien mangé depuis le 24 janvier, à minuit.  On est le 26, à 6 heures.  Dans sa poche, Denée retrouve un bonbon acidulé, provenant de la boîte de ration K américaine.  Un seul.  Il le partage aussitôt avec Ramdane, en frères d’armes.  Et Ramdane n’oubliera jamais ce souvenir...  Ce geste, plus que bien d’autres, l’attachera pour toujours à la France. 

Tous deux, non plus, n’ont rien bu depuis trente-six heures (Denée a donné à El Hadi l’eau de son bidon).  Leur soif est si intolérable qu’ils cherchent à l’étancher mais en vain en léchant à même le tissu mouillé de pluie de leurs blousons.

La brume se déchire. Devant eux apparaît le Cairo, tout blanc, le Baghella, le Campanella, le Rotondo, le Belvédère, où à cette heure se battent les camarades.  Et derrière eux, tout proche, le profil sinistre du Cifalco.  Au fond de la vallée, les deux hommes distinguent de nombreuses silhouettes en marche, coiffées du casque plat, à la Don Quichotte.  Ce sont des goumiers, accompagnés de leurs brêles. ( Mulets, en langage d’Armée d’Afrique.)  Denée comprend qu’il est sauvé grâce à Ramdane, et à ses héroïques camarades, tombés victimes de leur sacrifice.  Le flux de la vie remonte dans ses artères.  La brûlure, au fond de sa poitrine traversée par la balle, semble moins vive.

 

Miracle, il va pouvoir marcher ! Au prix de vives souffrances, soutenu pas Ramdane, il va pouvoir, à présent qu’on y voit, descendre à pas très lents la pente, gagner une maison à l’entrée de Casa-Luciense.  Ils parviendront, mètre après mètre, à ce havre.  Ils accostent...

Ils poussent la porte.  Des Italiennes, en larmes, sont en prières.  Elles crient à la fin du monde, à la folie des hommes...  Dans la pièce, une forme est allongée sur un matelas d’enfant, posé à même le plancher.  C’est l’aspirant Koeltz ! Lui aussi, il s’est trouvé deux tirailleurs pour aller le chercher, le redescendre, l’apporter jusqu’ici.  Il est exsangue, mais vivant.  Il est immobile, il ne parle pas.  Il a les jambes broyées.  Le sang a traversé le matelas et suinte sur le carreau.

Dans une autre pièce, est étendu le tirailleur Barelli l’héroïque Barelli, qui a pris le commandement lorsque les derniers gradés ont été mis hors de combat.  Grièvement blessé de balles au ventre, il urine le sang.  Il pleure.  Ce n’est pas sur son sort que pleure cet homme rude, cet ancien Bat d’Af...  Il pleure à cause de la forme couchée à côté de lui, et sur le visage de laquelle on a étendu un blouson.  Denée pieusement la découvre.  Martini !  Le petit caporal Martini, le benjamin de la 9e compagnie, que tout le monde aimait ! Il n’a, pas dix-neuf ans.  Engagé volontaire, il avait été déjà cité à l’ordre de l’armée l’année dernière, à dix-huit ans, lors de la campagne de Tunisie.  C’est son père, ancien du 4e R.T.T., au cours de la guerre de 1914-1918, qui l’avait amené lui-même au colonel :

— Il prendra ma place, puisque, trop vieux, on ne veut plus de moi.

Le petit Martini vient de mourir il y a une heure à peine, dans les bras de Barelli.  Une rafale de mitraillette lui a fracassé l’épaule.  Sa blessure est affreuse.  Il a été impossible de lui mettre un garrot.

Plus loin, dans un angle, deux autres tirailleurs râlent...

 

*

*   *

 

Le capitaine Denée s’est assis, harassé.  Tout à l’heure, le sous-lieutenant médecin Piétri viendra le soigner...  que lui importe, sa pensée n’est plus là...

Le sacrifice de la 9e compagnie est consommé.  Elle est détruite.  Elle a été jusqu’au bout de ses forces, jusqu’au bout de l’ordre reçu.  Elle a pris la cote 470.  Elle l’a tenue longtemps, trop longtemps, toute seule.  Les renforts attendus n’ont pu survenir à temps.  Alors, elle s’est fait massacrer sur place, elle s’est accrochée au terrain, elle a chargé deux fois, trois fois, cinq fois, à la baïonnette, la première fois à quatre-vingt tirailleurs, la seconde à soixante, la troisième à pas cinquante, la quatrième à quarante ou à trente, la cinquième à pas même vingt-cinq.

Le flot allemand a réussi, au milieu d’un monceau de cadavres feld-grau, à. coiffer 470, à la reprendre.

Mais, là-bas, à la faveur du terrible combat, les IIe et IIIe bataillons sont parvenus à franchir la vallée du Rio Secco et à escalader les premières pentes du Belvédère.  Mission remplie...

Et là, tout près, au voisinage de la cote 470, les dix-huit survivants de la 9e tiennent encore le terrain, avec à leur tête le commandant Gandoët.

 

Ce récit a été écrit d’après les témoignages du capitaine Denée et du Père Bérenguer.  Les moindres détails en ont été respectés.

 

 

RENÉ CHAMBE.

 

(Article paru dans la REVUE DES DEUX MONDES du 1er septembre 1953)