les complications de

 

L’ÉVASION DE GIRAUD

 

Par Claude Paillat

 

 

 

 

 

 

L'EVASION DE GIRAUD par Claude Paillat_image002« Le général Giraud s’est évadé ».  En avril 1942, cette nouvelle remplit de joie les Français tandis que les Allemands offrent une prime de 100 000 marks à toute personne qui permettrait l’arrestation du prisonnier en fuite.

Fait prisonnier le 19 mai 1940, alors qu’il vient de prendre le commandement de la IXe armée et s’efforce d’en recoller les morceaux, Giraud est incarcéré le 29 dans la forteresse de Kœnigstein…

 

En 1941, Giraud s’arrête un moment à l’idée d’une fuite en voiture ; il l’abandonne en raison des restrictions d’essence intervenues en Allemagne, et, surtout, du manque de discrétion de ce moyen.  C’est par le train qu’il envisage finalement de gagner l’est de la France, puis la frontière suisse.

Au printemps 1942, les choses sont suffisamment au point pour que le 17 avril, vers 10 heures du matin, le général mette son plan à exécution.  En dépit de quelques modifications apportées par des incidents ferroviaires, et surtout malgré les contrôles de police déclenchés par suite de la découverte de l’évasion, Giraud franchit la frontière suisse et arrive sans encombre en France.

Tout cela représente beaucoup de chance (car le général est facilement reconnaissable à sa très grande taille) et un concours de bonnes volontés intelligentes remarquable (il n’y aura pas une défaillance physique ou morale au sein du réseau qui appuie l’évasion).

 

A son arrivée en Suisse, Giraud, qui est jeté temporairement en prison au poste frontière, fait prévenir le chef des services secrets suisses, qu’il a bien connu avant la guerre, le colonel Masson.  A Berne, les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre.  Afin de fêter l’événement, Masson, en tenue, invite Giraud dans un grand café de la ville pour boire du champagne.  Dès que la bouteille de Pommery est suffisamment frappée, l’officier suisse se lève et porte un toast :

— Mon général, je bois à l’armée française et à mon ancien professeur à l’Ecole de guerre.  A votre santé.

 

Autour des officiers, les autres consommateurs sont stupéfaits ! Cette petite cérémonie, imprudente, permet aux agents allemands de localiser Giraud.  A Genève, le général s’installe à l’Hôtel de la Paix, bien que cet établissement soit surveillé, comme tous les palaces, par la Gestapo.

Au moment de franchir la frontière, Giraud est prévenu qu’à un endroit désert de la route, les Allemands, avec de puissantes voitures, ont tendu un piège.  Avec deux officiers, Lecoq et Linarès, qui ont participé, de France, à la préparation de l’évasion, le général parvient néanmoins sans encombre en France et arrive, le 25 avril au soir, à Lyon, chez Guy Jarrosson, gendre du général d’aviation René Chambe, un autre ami de Giraud.  Une heure après, dans une villa de Sainte-Foy l’Argentière, le général retrouve sa femme, ses filles, son fils Henri, son gendre, des amis, dont le général et Mme Baurès…

 

 

Giraud chez le Maréchal

 

…Pour Giraud, la France doit se préparer à entrer en guerre au moment où l’Allemagne abordera la courbe descendante des hostilités, mais, étant donné les conséquences de la défaite de 1940, il convient de s’appuyer sur l’Amérique qui, avec sa puissance, apportera les renforts nécessaires.  Pétain semble d’accord :

— Vous avez pleinement raison ; l’Allemagne ne peut pas gagner la guerre.  Il faut en tirer pour nous les conséquences qui s’imposent.  Votre conception de l’aide américaine est juste.  Je suis d’ailleurs resté en excellents termes avec l’Amérique.  L’ambassadeur Leahy était un ami pour moi et son successeur est très convenable.  C’est à cette porte-là qu’il faut frapper, le moment venu. Tout ce que vous venez de me dire intéressera, beaucoup le président du Conseil.  Il faut que vous alliez voir Laval.

— Monsieur le Maréchal, réplique Giraud, je ne tiens nullement à aller voir M. Laval.  Je ne le connais pas et je présume qu’il ne me comprendra pas.  J’ai été heureux de pouvoir vous présenter mes respects et de vous exposer ce que je crois être la vérité.  Vous avez compris.  Si vous estimez ma conception juste, c’est à vous à l’imposer à votre gouvernement.  Personnellement, je n’ai rien à faire avec M. Laval.

Pardon, reprend le Maréchal, je désire essentiellement que vous le voyiez.  D’ailleurs la chose est convenue entre lui et moi.  Il vous attend ce soir, à18 heures.

— Si c’est un ordre, j’obéis.  Mais je n’augure rien de bon de cette entrevue.  D’après ce que j’en sais, le président du Conseil et moi n’avons pas précisément la même opinion sur la question allemande...

 

 

chez Laval

 

A l’heure dite, Lavai reçoit Giraud avec amabilité et empressement…Et puis on en vient au fond même de la visite.   Affirmant que l’évasion du général gêne sa politique de collaboration franco allemande, Laval demande à Giraud, étant donné le bruit fait par son acte et sa notoriété, de se rendre aux Allemands.

On juge de la stupéfaction du visiteur.  Croyant ne s’être pas bien fait comprendre, et pensant peut-être qu’il n’est pas pris au sérieux, Laval insiste, affirmant que le général aurait fait la promesse à ses anciens gardiens de ne pas s’évader.  Nouvelle protestation catégorique de Giraud qui, à Kœnigstein, a redouté d’être libéré par les Allemands en raison de son âge et de ses blessures, choqué qu’il était à l’idée que cette libération serait assortie de conditions comme pour d’autres généraux.

 

L'EVASION DE GIRAUD par Claude Paillat_image003Au cours de la discussion, les deux antagonistes se sont peu à peu échauffés.  La nervosité et la colère ont remplacé le calme du début.  En conclusion, Laval prie Giraud de rester à Vichy, désireux de le revoir après s’être entretenu de son cas avec les Allemands.

Le 30 avril 1942, le président du Conseil se fait plus insistant auprès de Giraud, affirmant que son évasion va entraver considérablement le rapatriement des prisonniers.  De guerre lasse, le général envisage un moment sa reddition, mais seulement après libération d’un important contingent de P.G. français plus de 500 000.  En fin de soirée, Giraud retrouve les siens à Lyon…

 

…A peine rentré à Lyon, Giraud est convoqué chez le général de Saint-Vincent, gouverneur militaire de la ville, où vient d’arriver Campet, porteur d’un message du Maréchal.  Baurès et Chambe accompagnent Giraud mais restent à l’attendre dans la voiture.  Campet est venu apporter un projet de lettre que Giraud doit signer.  C’est une déclaration de loyalisme à l’égard de Pétain et une approbation de sa politique vis-à-vis de l’Allemagne.  L’envoyé du Maréchal affirme à Giraud qu’en échange de son acquiescement on le laissera tranquille...

Tout en bougonnant et en protestant, le général signe le document.  Certains affirment qu’avant d’y apposer sa griffe Giraud le recopiera lui-même de sa main ! Retrouvant ses deux compagnons, il se montre gêné dans ses explications.

— Ce n’est rien ! Campet m’a simplement apporté une lettre du Maréchal qu’il m’a demandé de signer... Ce n’est rien, ce n’est pas grave...

Baurès et Chambe lui font remarquer qu’il aurait mieux fait de refuser.

 

 

une lettre à Pétain

 

Giraud, par la suite, affirmera qu’il a cédé à un chantage, et que son refus eût entraîné son arrestation à bref délai.  Quoi qu’il en soit, le texte de ce document reste secret pour le moment.  Sa révélation par Vichy, au lendemain du débarquement allié de novembre 1942, sera le prétexte à de violentes attaques gaullistes contre Giraud.

Voilà donc la lettre apportée par Campet, à laquelle le signataire a ajouté de sa main « Mon passé est garant de ma loyauté »

 

MONSIEUR LE MARECHAL,

Comme suite à nos récents entretiens, et pour dissiper toute équivoque sur mon attitude, je tiens à vous exprimer mes sentiments de parfait loyalisme.  Vous avez bien voulu m’expliquer, ainsi que le chef du gouvernement, la politique que vous entendez suivre vis-à-vis de l’Allemagne.  Je suis pleinement d’accord avec vous.  Je vous donne ma parole d’officier que je ne ferai rien qui puisse gêner en quoi que ce soit vos rapports avec le gouvernement allemand ou entraver l’œuvre que vous avez chargé l’amiral Darlan et le président Pierre Laval d’accomplir sous votre haute autorité.  Mon passé est garant de ma loyauté.  Je vous prie, monsieur le Maréchal, de vouloir bien accepter l’assurance de mon absolu dévouement.

 

Or, au moment où Giraud signe cet acte d’allégeance, il est déjà engagé à fond dans la mise sur pied d’un plan pour la reprise des hostilités.

Le débat reste ouvert. Pour les uns, Giraud n’a pas eu tort de signer une telle lettre qui lui assure un peu de répit pour réaliser son but.  Pour les autres, une lettre reste une lettre, quelles que soient les circonstances qui entourent sa signature.

D’ailleurs, l’engagement pris par Vichy de laisser Giraud tranquille ne sera pas tenu.  Dès le lendemain — 9 mai 1942 —un ordre de Laval oblige le général Saint-Vincent à communiquer l’adresse de l’ancien prisonnier, qui a commencé à vivre dans une demi-clandestinité.  Giraud obtient seulement qu’outre Laval, seuls le Maréchal et le préfet régional soient informés de sa résidence.  Le président du Conseil n’abandonne pas tout espoir de faire revenir Giraud sur son refus de rentrer en Allemagne. L’affaire va tourner au vaudeville.

 

Le surlendemain, Guy Jarrosson, rentrant à son appartement de la rue Pierre Corneille, à Lyon, qui, dans la journée, sert à Giraud pour recevoir ses visiteurs, trouve sa maisonnée en émoi et la cuisinière menaçant de rendre son tablier.  Le général n’a-t-il pas, en effet, pris l’initiative — en dépit des difficultés de ravitaillement — de retenir à dîner la comtesse Bertier de Sauvigny qu’il a connue autrefois et qui vient d’arriver à l’improviste !

Giraud explique au maître de maison que sa. visiteuse, s’étant aperçue qu’elle était filée par la Gestapo, ne veut plus repartir et qu’il convient donc qu’elle se joigne aux convives.  Auparavant, elle a expliqué que, sur instruction de Laval, Brinon l’avait chargée d’aller à Lyon convaincre son vieil ami Giraud de se constituer prisonnier ! Sa mission remplie, la comtesse ajoute qu’elle espère bien que le général ne se rendra pas et elle en profite pour lui raconter tout ce qu’elle sait des intrigues parisiennes ourdies contre lui.

Ni ce rapport ni les mises en garde de ses collaborateurs n’entament pour autant la sérénité du général qui, visiblement, ne tient guère compte des nouvelles conditions de vie qui règnent en France depuis la défaite…

 

 

L'homme de la situation

 

Dès qu’à Londres sont connues l’évasion de Giraud et son arrivée en France, de Gaulle donne des ordres au B.C.R.A. pour prendre contact avec lui et mettre à sa disposition tous les moyens afin qu’il puisse rejoindre l’Angleterre.  Et, pendant quelques jours, le chef de la France Libre ne tarit pas d’éloges à l’égard de son ancien chef.  Mais quand, à Lyon, Chambe offre à Giraud d’aller secrètement à Londres pour y rencontrer de Gaulle, il s’entend répondre :

— Gaulle, je le connais très bien ; il commandait un régiment à Metz…  Cette démarche n’est pas nécessaire.  Je le mettrai à ma botte...

La déception provoquée par la non-soumission de Giraud à ses projets, de Gaulle l’exprime dans sa conférence de presse du 27 mai 1942 :

 

J’ai, de même que toute l’armée française, la plus haute estime et la plus grande admiration pour le général Giraud.  Malheureusement, je crains qu’il ne puisse, à l’heure actuelle, faire quoi que ce soit, car il s’est mis lui-même sous l’autorité, la discipline et la surveillance de Vichy.  Mais je suis personnellement sûr qu’il est résolu à faire ce qu’il pourra pour permettre à la France d’accomplir son devoir dans la guerre et de reprendre la lutte.

 

Comme on va le voir, Giraud, contrairement à ce que prétend de Gaulle, va se lancer dans une extraordinaire aventure qui reste un acte authentique de résistance.  Mais, très orgueilleux, sûr de lui, peut-être plus que jamais en raison de la réussite de son évasion, il ne se trouve pas dans la situation de Catroux au lendemain de son limogeage d’Indochine par Vichy, il n’est pas un homme sans poste.

Ayant atteint déjà avant la guerre — le sommet de la hiérarchie, le général ne voit pas non plus pourquoi, alors qu’en restant en France il prend quand même plus de risques que de Gaulle à Londres, il se mettrait aux ordres d’un général de brigade à titre temporaire, de surcroît son cadet.  Guidé par le respect de la hiérarchie militaire, Giraud est, en revanche, tout disposé à se mettre aux ordres d’un ancien, ayant exercé des commandements plus importants que les siens Weygand.

 

L’arrivée de Giraud provoque aussi beaucoup d’intérêt chez les Anglo-Saxons.  Une fois de plus, on fait remarquer à Churchill que, s’il parvenait à faire venir le général en Angleterre, « il aurait enfin un véritable chef pour le gouvernement de la France Libre ».  Le Premier ministre en arrive même à penser que « Giraud et Pétain pourraient se rendre par avion en Afrique du Nord et déclencher un mouvement de résistance ».

Tout cela n’a rien de surprenant si on se rappelle que, déjà en septembre 1940, Churchill, déçu par le petit nombre de ralliements à de Gaulle, avait proposé à Catroux la place de celui-ci, et que cette tentative, au cours du développement des crises intervenant entre de Gaulle et les Anglais, il l’avait renouvelée.  Aussi Giraud apparaît-il, à Londres et à Washington, comme un chef très acceptable, puisque maintenant on y est pratiquement sûr du refus définitif de Weygand d’être le chef français de la future opération alliée en Afrique du Nord.

 

Ainsi Giraud est accueilli comme le Messie.  Le journal clandestin Franc-Tireur loue « l’extraordinaire audace du général » et son caractère inflexible « sur lequel rien n’opère, pas même le chantage aux prisonniers » (mai 1942).  De son côté, Combat, autre organe de la Résistance, écrit

Nous ne savons pas si Giraud est républicain, royaliste, bonapartiste, démocrate, ou s’il rêve d’autocratie, et cela importe peu aujourd’hui.  Giraud est, pour nous, un soldat inflexible et sans tache.  Il est libre, ayant tout refusé aux Allemands.  Il a gardé son épée immaculée pour le service de la France...

 

Tous ces concours, ces approbations font que Giraud se sent l’homme de la situation.  Il subit aussi l’influence de ceux qui l’ont aidé dans son évasion, et notamment de l’équipe qui, depuis 1940, est, elle aussi, lancée dans la résistance, mais à l’écart de De Gaulle.

 

Le choix que fait Giraud, très rapidement, est capital.  En décidant d’agir seul, il rejette le gaullisme comme centre de la Résistance, vouant ainsi son chef à être écarté de ce pouvoir qu’il ambitionne secrètement depuis longtemps.  Giraud constitue en quelque sorte une « troisième force » entre le pétainisme et la France Libre, ralliant à lui une masse importante de gens et d’officiers qui n’ont accepté l’armistice que comme un expédient…

 

 

tête-à-tête

Weygand-Giraud

 

En mai 1942, Giraud envoie le général Chambe saluer Weygand de sa part et lui dire qu'il est le seul chef qu’il reconnaisse et qu’il serait heureux de le rencontrer secrètement.  Accompagnant sa femme qui se rendait en cure à Aix-les-Bains, Weygand quitte le Midi, déjoue la surveillance policière et gagne, non loin de Grenoble, le château des Allôves qui est la propriété de la famille Jarrosson.

Le temps est splendide.  Sous une allée de marronniers en fleurs, on a installé, pour les deux généraux, une table avec un grand plat de cerises et une bouteille de vieux frontignan.  Les autres invités s’éloignent des deux hommes pour laisser s’ouvrir une discussion qui va durer un peu plus d’une heure.

Weygand se fait raconter l’évasion avant d’expliquer son attitude lors de l’armistice et son action à. Alger.  Darlan et Laval ne sont pas épargnés, ils sont accusés de céder constamment à l’Allemagne et d’avoir voulu lui livrer les ports d’Afrique.  A son tour, Giraud affirme qu’il est convaincu de la défaite allemande et de la nécessité pour la France de rentrer dans la guerre en s’appuyant sur l’Amérique.

 

Puis, Giraud explique son plan qui, après un débarquement sur les côtes de Provence, comporte deux axes d’attaque, l’un sur la vallée du Rhône, l’autre sur celle de la Garonne, le sud de la France permettant l’implantation d’une aviation qu’il estime devoir être plus forte que ce que la Luftwaffe pourra alors opposer.  En conclusion, il demande à Weygand — en se mettant à sa disposition — de prendre la tête du « soulèvement français, qu’il se déroule en Europe ou en Afrique ».

Prétextant son âge et son état de santé, tout. en disant à Giraud qu’il est dans la bonne voie et en l’assurant de sa sympathie, l’ancien généralissime décline la proposition, fait l’éloge de Murphy et déclare enfin que, selon lui, Pétain pense exactement comme eux et saura, le jour venu, se décider.  On se sépare en promettant de se tenir au courant de l’avancement du projet.

 

 

l’étrange et tapageur voyage de Giraud

 

En fait, Giraud est déçu du refus de Weygand, car, par moments, il se sent tout de même pris de vertige devant l’ampleur de l’affaire ; et il aurait été heureux de ne jouer que le rôle d’un brillant second.  De son côté, si Weygand estime le cran et l’audace de Giraud, d’autres travers du personnage l’agacent, notamment son côté « vantard ».

Nous savons maintenant quelques-unes des raisons pour lesquelles Weygand restera fidèle au Maréchal, mais, de plus, dans le cas présent, un attelage avec Giraud ne le séduit pas.  Toutefois, ce dernier pense que l’ancien généralissime n’a pas dit son dernier mot et qu’il faudra à nouveau tenter de le convaincre quand le plan sera plus avancé.

Giraud n’arrête pas là ses consultations.  Il entreprend un véritable tour automobile de la zone libre.  Une voiture et deux chauffeurs militaires ont été mis à sa disposition par le colonel Mollard, l’un des principaux responsables de l’organisation de camouflage du matériel.  Les conducteurs sont en civil et le général circule sous le nom de « M. Simignon ».  A ses côtés, son garde du corps, ancien officier de marine, Viret, qui appartient aux services secrets et n’a pas peur de grand-chose, et Chambe, qui a dans sa poche un revolver.

 

Après une escale et un déjeuner chez le Dr Giraud, frère du général, la première étape est Toulouse.  Pour le général, cet arrêt prend l’allure d’un véritable pèlerinage car il y rencontre le général Frère — son successeur à la tète de la VIIe armée en 1940 — de nombreux officiers qui avaient fait partie de son état-major, notamment le notaire Chesnelong — ancien chef du 2e bureau — la famille du général Baurès, Nettinger, l’abbé Lassalle, curé de l’église de la Daurade.

Dans la salle du patronage, les anciens de la VIIe armée organisent un véritable banquet, pas loin de 100 couverts ! L’enthousiasme est à son comble et les imprudences plus hallucinantes que jamais.  Sur sa lancée, Giraud se remet le lendemain en uniforme pour assister à une messe dite par l’abbé Lassalle et chanter un Te Deum avec les fidèles.  Etonnante ambiance de ferveur et de joie.

A la sortie de l’église, l’assistance acclame Giraud qui est visiblement ravi de tout ce tapage, et se refuse à écouter les conseils de prudence de son entourage.  Après deux jours passés à Toulouse, Giraud gagne Montpellier pour déjeuner avec le général de Lattre de Tassigny qui commande la région.

 

 

de Lattre enthousiaste

 

Grâce à Chambe et à la maréchale de Lattre, on sait comment les choses se sont passées.

Après le déjeuner, Giraud explique son plan : le débarquement américain devrait se faire en France, sur les plages du Roussillon et entre Marseille et la frontière italienne.  Un second débarquement, moins important, aurait lieu au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, où l’armée d’Afrique — les esprits ayant été préalablement préparés — accueillerait en frères d’armes les Américains, donc sans combats stupides…  Ce débarquement secondaire en A.F.N. aurait surtout pour but l’établissement d’une grande base militaire pour les munitions, le matériel, le ravitaillement, etc.

Beaucoup plus importante par contre serait l’opération dans le midi de la France.  Elle ne pourrait s’opérer que par surprise et sous la protection de 100 000 hommes de l’armée d’armistice.  La flotte française basée à Toulon protégerait l’opération.

— Protection insuffisante, ajoute Giraud, car il est évident que la réaction allemande sera immédiate, sous forme d’une intervention massive de l’aviation, en particulier de chasseurs-bombardiers.

Cette perspective étant très inquiétante, on estime que le succès ne sera assuré que si la chasse américaine conquiert la maîtrise du ciel.  Conclusion il faut que le commandement américain soit en mesure d’avoir en Méditerranée le plus grand nombre possible de porte-avions.

De plus, Giraud demandera à Washington d’engager une action diplomatique très secrète avec l’Espagne pour obtenir — ce que le général juge possible — la libre disposition de ses principales bases aériennes sur la côte méditerranéenne, et notamment dans la région de Barcelone.  Dans l’opération, l’armée d’armistice sera chargée d’arrêter le déferlement de l’armée allemande au-delà de la ligne de démarcation et le général de Lattre est prié par Giraud d’étudier en détail, sur le terrain, la mission de ses propres troupes.  Elle consisterait à déployer ces dernières en arc de cercle, la gauche appuyée aux Pyrénées, la droite reliée aux forces de la XVe région (Marseille) couvrant la vallée du Rhône.

 

Un des objectifs incombant à de Lattre serait — toujours dans l’esprit de Giraud — de verrouiller le seuil de la montagne Noire, trouée essentielle à barrer.  C’est là que de Lattre devrait arrêter les Allemands, le temps nécessaire aux Américains pour débarquer et pour déployer leurs forces.  Giraud ajoute qu’il n’escompte pas que le débarquement américain puisse avoir lieu avant le printemps 1943.

 

 

rondes de nuit

 

Les paroles de Giraud tombent sur un de Lattre enthousiaste, optimiste, nullement rebuté par les difficultés de la tâche.  Immédiatement il souscrit au plan du général, s’y intègre joyeusement et assure que tout sera préparé, exécuté et réussi :

— C’est certain !. C’est évident !

Après Montpellier, Giraud s’arrête à Aix-en-Provence, chez le général Houdemont, qui réserve le meilleur accueil au visiteur, et insiste sur la nécessité d’obtenir « la supériorité aérienne, sans laquelle on ne fera rien ».  Continuant son périple, Giraud rencontre, entre Voiron et Grenoble, le général Touchon, un alpin, qui lui promet son concours ; et enfin, le général Georges, ancien commandant du front Nord-Est, ami personnel de Churchill, qui affirme à Giraud :

— L’Angleterre tient ; par conséquent, tous les espoirs sont permis.  On va reprendre les armes.  Ce n’est pas parce que j’ai eu, dans le passé, un poste important, que je vous refuserai mon concours ; je suis, au contraire, heureux de me mettre à votre disposition...

Aussi, à la fin de ses consultations, Giraud est-il plein d’espoir, comme aussi ses différents interlocuteurs.

Dans la journée, Giraud se rend à Lyon, toujours escorté par Viret et s’entretient, dans l’appartement de Jarrosson avec les personnalités qu’il a fait convoquer par son entourage ou qui lui ont demandé audience.  L’antichambre est souvent pleine.

Le reste du temps, Giraud vit caché dans une propriété, à La Verpillière, dans l’Isère.  C’est Chambe qui a trouvé ce refuge, fourni par des relations familiales.  Pour prévenir des surprises désagréables, il met dans la confidence le chef de la gendarmerie locale, le brigadier Cètre, après une discussion du style :

Vous souffrez de la défaite comme tous les Français.

— Oh !  bien sûr, mon général.

— Dans ces conditions, il faut que vous m’aidiez.

— A votre disposition, à la vie, à la mort.

— Un général important, prisonnier de guerre, va s’évader et nous allons le cacher ici.

Un concours aussi total est apporté par M. Blanc, receveur des postes, auquel on demande de surveiller tous les coups de téléphone pouvant avoir trait à Giraud avec charge de prévenir les clandestins en priorité absolue.

On étudie aussi la façon de faire partir Giraud, en cas d’alerte, de jour comme de nuit.  Le parc de la propriété est un vaste rectangle.  L’enceinte est, sur un côté, constituée par un grillage démuni d’ouverture.  Discrètement, on découpe une porte entre deux montants qu’on raccorde ensuite avec des morceaux de fil de fer.  Elle donne sur des champs à quelques dizaines de mètres de la route nationale.  Un fossé bordant celle-ci, on le comble de fascines sur 4 mètres pour permettre le passage de la voiture du général.  La luzerne du pré est fauchée.

Il est prévu également que la voiture du général stationnera toujours près de la maison d’habitation, en haut d’une pente, permettant le départ sans mise en route du moteur.  Deux petits linges blancs indiquent dans le grillage l’ouverture secrète.  Les répétitions se révèlent excellentes et les poursuivants éventuels seront faciles à semer, puisque, après moins de 2 kilomètres sur la route nationale, on peut tourner à droite dans un chemin de terre, puis, par un itinéraire reconnu, gagner une deuxième propriété prévue comme refuge.

L’entourage du général se partage pour trois rondes de nuit dont une sera effectuée par le chef de la gendarmerie ! 10 heures, 1 heure, 4 heures du matin.  Tout cela est réglé comme dans un état-major.  Il ne manque qu’un clairon et le salut aux couleurs.

En revanche, deux des filles du général prennent le train, matin et soir, pour continuer leurs études à Lyon.  Au cours, elles sont inscrites sous leur nom !  Rapidement, des policiers les identifient dans la petite gare de La Verpillière et les filent.  Prenant peur, les enfants — inquiètes d’être suivies par deux hommes — courent vers la maison où est caché leur père.

 

 

le parc est cerné

 

On se doute bien que la police n’avait pas besoin d’une telle filature pour retrouver la trace du général.  Toujours est-il qu’un soir, vers 10 heures, un neveu de Chambe annonce :

— La propriété est cernée par trois voitures de policiers vers la gare, au portail, sur la Nationale.  Les inspecteurs sont même sortis sur les talus.  J’en ai compté quatre par voiture...

Chambe vérifie, puis réveille Giraud qui porte sur lui tous ses plans :

— Qu’est-ce qui se passe, Chambe’?

— Le parc est cerné.  Vous allez être arrêté au point du jour, la police respectant ses traditions.  Vous devez partir immédiatement.  C’est là un coup monté par Laval.

— Mais pas du tout...  Je me recouche, ce n’est pas grave.

En dépit des heures qui passent, la police est toujours là.  Cette fois, on presse impérativement Giraud de partir.

— Foutez-moi la paix !  Entendu, je vous suis.

— Emportez les plans sur vous.

— Et ma femme ?  et mes filles ?

— On s’en occupera demain !

Pendant que Giraud se prépare, Chambe réveille le receveur des postes — Blanc — pour qu’il prévienne Viret qui, cette nuit-là, couche au Grand Hôtel Moderne à Lyon.  Une demi-heure après, le garde du corps fait son apparition.  Tout en grognant et en qualifiant « d’assommants » Chambe et Viret, Giraud monte dans la voiture.

Les deux repères de linge blanc sont en place.  La voiture glisse sans bruit, avec Viret debout sur le marchepied et, au volant, Igolem, qui lui, aussi dispose d’un revolver.  A l’avenir, la police ne retrouvera plus sa trace.  S’étant enfin rendu compte que le général venait de leur filer sous le nez, les policiers, munis de lampes électriques, envahissent la propriété :

 

— Où est le général Giraud ?

— Et pourquoi donc ?

— Nous sommes venus ici pour le protéger !...

Peu après cet intermède, Giraud entre en relation, par l’intermédiaire du baron Léon de Rosen — évadé, lui aussi, et résistant convaincu — avec les Américains qui, depuis longtemps, cherchaient un chef militaire.  Dans le passé, et par Léon de Rosen, ils étaient entrés en contact avec le général de La Laurencie, ancien attaché militaire à Berlin, puis représentant de Pétain à Paris au lendemain de l’armistice et limogé après l’affaire du 13 décembre 1940.  Une maison isolée dans la forêt de Randan avait abrité un déjeuner entre La Laurencie, un membre de la famille Wendel, Rosen, et un représentant des services secrets américains.

 

 

Giraud transmet

ses conditions à Roosevelt

 

Maintenant, l’entreprise repart avec Giraud.  Diverses entrevues sont organisées au château de Fromentes, où habite le général, notamment avec Mlle Constance Harvey, vice-consul des Etats-Unis à Lyon et correspondante du chef des services secrets américains en Suisse.  De fil en aiguille, Giraud est prié de se rendre à Vichy où, lui affirme-t-on, un officier du 2e bureau a une communication de la plus haute importance à lui faire.  Ne pouvant y répondre personnellement, pour d’évidentes raisons, Giraud y délègue le général Baurès, qui joue auprès de lui le rôle d’un véritable chef d’état-major clandestin.

A Vichy l’officier du 2e bureau fixe à Baurès un lieu de rendez-vous dans la forêt de Randan pour y rencontrer un diplomate américain Douglas MacArthur.  Pour celui-ci, l’essentiel est de savoir si Giraud est disposé « à travailler avec le président Roosevelt à la libération de la France et à quelles conditions... » Après avoir entendu le compte rendu de Baurès, Giraud fait immédiatement connaître sa réponse.

 

Il accepte la proposition du président sous les conditions suivantes :

1. La France sera rétablie dans son intégrité territoriale du 1er septembre 1939, dans la métropole et en dehors de la métropole

2. La souveraineté française sera entière en territoire français, partout où des troupes françaises combattront à côté de troupes américaines

3. Le général Giraud aura le commandement en chef des forces alliées sur le théâtre d’opérations où combattront des troupes françaises

4. Le taux du franc par rapport au dollar sera équivalent à celui consenti par l’Angleterre au général de Gaulle par rapport à la livre sterling.

Immédiatement, cette réponse est transmise à Washington qui, vers la fin de juillet 1942, répond : « Conditions acceptées. »

…Sur le plan français, l’essentiel, au début de l’été 1942, est donc acquis...

 

 

Claude Paillat

 

(Extraits de l'article paru dans "HISTORIA" N°245 avril 1967)